Un enfant sous les bombes
Dans le jardin de Paul, les Allemands avaient creusé une tranchée là où la famille déjà affamée cultivait des pommes de terre. Vite abandonnée, son père y vit l'opportunité d'y aménager un abri pour les derniers jours de guerre qu'il imaginait terribles.
Paul avait neuf ans quand les Américains ont débarqué sur les plages normandes. Son village souffrait plus de la faim que de la violence ou de la peur jusque-là. L'été suivant, quand les Alliés libérèrent Toulon pour rejoindre la capitale, l'occupant qui s'était montré cordial est devenu paranoïaque et destructeur.
Paul se souvient de ce jour où les voisins ont crié de se mettre à l'abri, de sa main qui tenait un bouquet de fleurs ramassées et de la deuxième qui tenait sa mère pendant qu'ils couraient, devant les maisons soulevées de terre par les explosions d'obus.
Pragmatique, la mère de famille prit la soupe qui mijotait sur le poêle à bois et, avec le père, ils emmenèrent les enfants dans la tranchée, protégée par une simple planche de bois, sous le soleil brûlant d'août. Tous serrés autour de la marmite chaude et sans couvercle, la famille souffrait dans la fournaise du trou, saupoudrée de terre à chaque chute d'obus. Le père pensa à la tranchée du voisin. Il suffirait de courir quelques mètres pour séparer la famille et avoir pour chacun un peu plus d'espace. Il savait la tranchée inoccupée puisque ses propriétaires âgés n'avaient pas eu le temps de descendre lentement leurs escaliers pour la rejoindre.
Le père de Paul attendit une accalmie pour crier le top départ. Son premier mot à peine sorti de la bouche, un obus explosa le refuge visé. Il s'en fallut de peu !
Il fallait se résigner à attendre, toute la nuit, dans le bruit assourdissant et la poussière, en écoutant la prière psalmodiée par sa mère qui invoquait le grand ciel au milieu de ses larmes. Cinq obus tombèrent tout autour d'eux. L'angoisse pénétrait chaque respiration. Son père, lui, mit à profit ses longues heures pour étudier le rythme de tir et localiser les canons. Il calculait le meilleur moment pour quitter leur cachette, dès que la luminosité du petit matin leur permettrait. Paul qui marchait pieds nus depuis des mois, serra les rubans des chaussures qu'il avait empruntées à sa sœur, espérant pouvoir courir plus vite ainsi équipé. Quand la famille courut vers les collines, le jeune Paul claudiqua, gêné par les semelles qui avaient tourné sur le dessus de son pied. Les prières de sa maman ont dû être entendues, tout le monde arriva sain et sauf au puits de la colline. Deux jours de vie sauvage s'organisèrent avec les autres villageois cachés. Tous spectateurs des explosions, tous effrayés par des rumeurs de battues allemandes.
De façon inattendue, lors de ce bivouac improvisé, Paul dégusta son meilleur repas pris depuis des mois, lui dont le ventre restait vide depuis des jours. Un des hommes descendu de nuit dans les ruines des maisons lui offrit une conserve de ragoût de viande froid, un véritable repas de réveillon pour le jeune garçon affamé !
Coincés entre le village pilonné et la mer, ce sont finalement des hommes porteurs de brassards à croix rouge qui guidèrent les femmes et les enfants vers un bus lui aussi décorée d'une énorme croix rouge. Sa mère, soutenue par deux jeunes hommes gaillards, remerciait en pleurant le ciel et ses sauveurs, tout à la fois, les mots mêlés aux sanglots. Paul, sa mère, ses frères et sœurs traversèrent la ville sans la reconnaître, une ruine. Derrière la fenêtre du bus, ils assistèrent aux corps à corps meurtriers des soldats. Le bus les déposa sur la place du village voisin, où ils attendirent l'arrivée des hommes, venus à pieds par les petits chemins connus d'eux seuls.
Réfugiés quelques temps chez des cousins cultivateurs, rassasiés de juteuses tomates et d'huile d'olives, Paul et sa famille savouraient aussi le goût de la liberté. La guerre était finie.
Aujourd'hui, soixante-dix-huit ans plus tard, Paul raconte toujours cette histoire à travers son regard d'enfant : l'absurdité des destructions et des tueries avec une ironie qui cache son incompréhension, l'effroi de la mort si proche avec la pudeur d'un petit garçon qui n'a « même pas peur », la fierté d'un père si malin et courageux, et le soucis pour sa mère paniquée avec une tendresse intacte. Le petit garçon est resté dans ses mots, dans son regard, dans cette tête aux cheveux blancs.
Ce petit garçon au cœur d'un bombardement a connu finalement une longue vie, riche d'aventures et de rencontres. Alors quand la vie me paraît compliquée, je repense à lui et me dis que rien n'est joué !
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