"Quand les syndicats ont failli avoir sa peau" (New-York, 1953)
Nous connaissons tous quelqu’un qui a toujours bien des aventures personnelles à raconter, Pierre lui en a plus qu’on ne peut imaginer. Plusieurs vies sur son chemin. Du haut de ses quatre-vingt-neuf ans, ce sont des amis qui me l’ont fait rencontrer. Je n’aurais pu imaginer le voyage qui m’attendait dans le fauteuil de son salon. Je viens partager avec vous quelques épisodes savoureux!
De serveur à restaurateur, Pierre a rencontré du beau monde : stars, personnalités, influents, américains ou français. Notre raconteur partage avec passion ses bons souvenirs, maniant les mots avec agilité et suspens. Une fenêtre ouverte sur la grande histoire par le quotidien d’un jeune français traversant les années cinquante et soixante d’une Amérique puritaine à la politique mouvementée.
Né quelques années avant la Seconde Guerre Mondiale, il en a connu l’inquiétude et les manques. Rien de comparable cependant avec la perte de sa mère alors qu’il n’est pas encore tout à fait un homme. Dès lors, Pierre empoigne la vie avec énergie et rentre en formation à l’école hôtelière. Les petits jobs, le service militaire, la guerre d’Algérie, sans attache, le jeune homme aborde sa vie d’adulte avec optimisme et confiance,toujours prêt pour l’aventure.
Sans attache ni engagement particulier, le jeune Pierre prenait avec enthousiasme les opportunités qui se présentaient. Alors quand son ami de toujours lui proposa de le suivre aux États-Unis, il prit sans tarder son billet aller. Quelques jours de bateau, la statue de la Liberté, une petite chambre dans la pension de madame « Antoinette de Paris », voici comment sa nouvelle vie prit des accents américains, new-yorkais plus exactement.
D’un petit boulot à l’autre, notre héros quitta un poste de serveur remplaçant dans un restaurant breton pourdevenir chef de rang au bar d’un établissement sélect. Un poste qui ne se refuse pas. Une superbe place où croiser tout Manhattan, les grands journalistes, les mannequins en vogue, les artistes de happening… Cependant, tout comme on ne pouvait travailler sans la carte du syndicat, on ne changeait pas de boulot sans leur accord, c'était la règle. Un mastodonte patibulaire l’avait bien averti des risques qu'il avait pris, tout en lui présentant sa carte de « démolisseur en BTP, spécialisé dans les restaurants ». Un titre poétique pour enjoliver son activité de " gros bras » du syndicat qui rendait visite aux mauvais payeurs dans leur établissement et prétextait une bagarre pour tout y mettre en miette. Tout le milieu de la restauration avait bien entendu parlé de ce gars tabassé, jambes et bras fracturés, les jours passés. Soit disant une vengeance de mari tromp, tous savaient qu’il s’agissait d’une mise à l’heure du syndicat. Pour calmer le jeu, notre jeune immigré français aurait dû leur payer un dédommagement mais, lui, il n’avait que faire de ces avertissements… Pas d'exception pour sa personne, les hommes de main du syndicat ont fini par l’attendre à la fin de son service, devant l’établissement. Les tabassages ne se pratiquaient pas devant la clientèle, d'autant plus si elle était huppée....
Aperçus à travers les vitrines, Pierre partit discrètement se réfugier dans le vestiaire pour réfléchir urgemment à un plan de secours. Rentrer chez lui n'était pas une solution, ces hommes connaissaient son adresse et ses relations. Perdu dans ses pensées, pressé dans ce petit couloir souterrain, il bouscula un homme. Le client jovial et bavard se mit à lui raconter son projet d’ouverture de restaurant à Palm Beach, à lui qui était à l’affût d’une échappatoire urgente. Le monologue l’interpella quand le client lui demanda : « Vous connaissez un Français que ça intéresserait ? » Providence ! Plein d’enthousiasme et sur le ton de la confidence, Pierre expliqua rapidement sa délicate situation. L’homme se prit au jeu et l’aida à s'enfuir par le réseau des sous-sols de building. Il lui était dès lors impossible de passer chez lui chercher quoique ce soit. Il n’avait sur lui que son smoking de service, sa carte verte, son passeport, son permis, son livret de la Bank of America. Rien d'autre ! Pas grand-chose pour recommencer sa vie, mais l’essentiel pour le tenter. Son futur patron lui trouva une chambre pour la nuit et l’attendit le lendemain matin, avec les clés de sa voiture de luxe prêtée pour le voyage direction Palm Beach.
En route pour de nouvelles aventures, loin de Big Apple, où deux ans plus tard, ses amis l'avertissaient qu'on le cherchait encore...
Pierre m'a raconté cet épisode, un brin de malice dans les yeux, en me confiant qu'il faut toujours croire en sa bonne étoile. « Toujours y croire et rester à l’affût de ce que la Providence met sur votre chemin. Et enfin toujours la remercier pour qu'elle ne vous lâche pas au prochain mauvais pas ! »
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