C’est un peu le thème du moment… Entre le dépouillement de courrier d’un mobilisé et le rendez-vous avec la présidente de l’association des anciens combattants de la commune, la guerre teinte un peu mes journées jusqu’au salon des créateurs de la ville qui était l’occasion de faire connaître mon activité et, comme souvent, de papoter avec des passants généreux en souvenirs à partager.
Un monsieur pressé s’est approché discrètement, un peu voûté, comme porteur d’un secret. « Pourriez-vous me conseiller un éditeur pour un livre personnel ? » Je lui répondis à la lumière de mon expérience et des options qu’il doit envisager, la plus grande étant : « Voulez-vous le faire imprimer pour un cercle de proches ou pour tous les lecteurs curieux ? »
D’une bribe d’information à l’autre, jetant toujours un œil à l’autre bout de la salle comme s’il était surveillé, il m’expliqua avoir trouvé une malle dans le grenier de la maison de famille. Qui n’aime pas les vieilles malles surprises oubliées ? Son début de récit mettait déjà l’eau à la bouche.
Cette malle ne renfermait pas moins de 600 pages manuscrites, écrites par son père. Qu’avait-il donc de si conséquent à raconter ? Ses journées entre 1939 et 1945.
L’homme devant moi, retraité depuis quelques décennies, me raconta cette plongée inattendue dans le passé secret de ce père droit, peu bavard mais chaleureux qui avait toujours esquivé les questions trop curieuses au sujet de sa carrière militaire.
« Vous savez, on est d’une génération où l’on ne parlait pas et les adultes savaient nous faire comprendre qu’il ne fallait pas poser de questions. Alors on se faisait une raison. Mais toutes les séquelles qu’il avait ramenées avec lui nous troublaient. Qu’avait-il bien pu lui arriver ? Nous avons grandi à ses côtés en nous résignant de ne jamais le savoir. » Toutes les réponses étaient dans ses dizaines de carnets tenus au jour le jour, au fil de son périple, tous enfermés et cachés dans le grenier.
Mon interlocuteur poursuivit son aventure : lecture et mise en ordre des carnets, transcriptions à l’ordinateur, et communication aux lieux de mémoire traversés par son père.
« C’est terrible ce que j’y ai découvert. Il était officier engagé volontaire, et ce qu’il raconte n’a rien d’une gloire, d’une autosatisfaction, d’un récit de héros. Il raconte la douleur, la peur, la peine, les doutes, la rage, et tout le quotidien terriblement inhumain. Il était officier et subissait les mêmes conditions dégradantes que ses hommes. Il avait appris à vivre avec pour survivre. L’ancien combattant avait appris à vivre avec ces souvenirs pour continuer sa vie retrouvée. Son silence se respecte. Que pourraient y comprendre ces blanches oies qui n’ont pas connu la guerre ? Faut-il entretenir ces souvenirs douloureux quand un pays reconstruit sa paix ? Est-ce une bonne idée de révéler ses douleurs quand on tient à être un père de famille solide ?
L’ancien combattant est décédé en emportant ses souvenirs. Peut-être pensait il enterrer l’horreur de la guerre avec lui, laissant un monde qui ne connaîtrait que la paix. Qu’avait-il imaginé de l’avenir de ses carnets ? Les avaient-ils oubliés ? Les confiait-il à la providence et au prochain curieux ? Se doutait-il que son propre fils y plongerait avidement ? Peu importe l’âge, on reste l’enfant de ses parents, et ce jour-là, mon interlocuteur a redécouvert son père. Il a compris cette phrase si souvent entendue, seule confidence sur ce passé d’officier de guerre : « Après ce que j’ai vu pendant la guerre, plus rien ne m’étonne de la nature humaine. » Effectivement, au milieu de ces 600 pages quelques lignes racontent la part sombre de l’humanité, même l’inhumanité. La guerre, ce ne sont pas « juste des tirs et des bombes » et ces 600 pages en témoignent.
Que va-t-il faire de ce livre ? L’envoyer aux fonds documentaires spécialisés, et l’offrir à sa famille, pour redonner sa juste place à ce père silencieux. Il aurait tout de même besoin d'une aide pour la mise en page et la création de la maquette pour en faire un vrai livre et promet de me recontacter à ce sujet. Ce serait pour moi un honneur de participer à ce projet qui mettra en valeur un passé oublié. En attendant de faire aboutir son projet secret, l'homme fila rejoindre sa femme qui avait fini son tour des stands et le cherchait.