Journal d'une expérience inattendue - Procès 2: procès en appel, un meurtre déguisé en suicide.
Ce matin, je suis partie en disant à ma famille : « Je vous tiens au courant, mais préparez-vous à vous débrouiller sans moi ! » Nous sommes mercredi, mon jour de « maman taxi » pour les activités des enfants. Être jurée, c'est savoir à quelle heure tu commences, mais pas celle à laquelle tu vas rentrer. Je n'ai pas été appelée au premier procès, ce peut être pareil aujourd'hui.
Devant la salle, les premiers jurés se retrouvent entre eux, l'aventure les a liés. Je les félicite d'avoir su garder une expression neutre, comme l'avait demandé le président. « Les avocats ne doivent pas lire vos pensées sur vos visages, vous ne devez faire aucun commentaire, n'avoir aucune réaction. » Mais il y a des choses dites auxquelles il est difficile de ne pas réagir...
Nous attendons dans ce hall toujours aussi calme. Cette fois, il y aura une partie civile et cela risque de changer l'ambiance de la salle. Cette fois, en face du prévenu, le banc des victimes sera occupé par des visages marqués de la peine ou de la colère, les deux à la fois peut-être.
C'est drôle de voir comme nous avons tendance à nous asseoir plus proches les uns des autres. Nous nous sourions pour nous soutenir, nous papotons plus facilement. Certains sont plus motivés que d'autres. Moi, honnêtement, ça m'est égal.
À notre gauche, le prévenu s'installe avec sa garde rapprochée. Il est abîmé par la vie : maigre, la bouche édentée, la peau burinée, une veste trop grande, le dos courbé. Il a quelque chose d'étrange : son regard n'a pas l'âge de son corps. Un regard d'enfant espiègle dans un corps d'homme de cinquante ans. Devant lui, ses deux avocats installent leurs dossiers. Une jeune avocate assiste un confrère plus âgé, un homme grand, coiffé comme un ado qui viendrait de se réveiller, les yeux cernés. Il semble pleinement concentré, peu enclin à sourire.
À notre droite, une dame cache ses yeux derrière un mouchoir froissé qu'elle tient d'une main tremblante. Deux jeunes hommes l'accompagnent, l'air grave, jetant des regards furtifs à celui qui leur fait face. Leur deux avocates installent des piles de dossiers. La plus âgée des deux semble avoir pris l'autre sous son aile et la regarde avec bienveillance.
Au bureau de l'avocat général, ce matin, c'est une femme qui prend place. Son bureau est cerné de papiers empilés de toutes parts. Elle rayonne d'une personnalité plus agréable que son confrère précédent : le regard doux mais décidé, maquillée avec élégance, une voix à la fois grave et douce, agréable à écouter, elle s'adresse aux gens avec sourire.
Nous y sommes, l'urne argentée est posée à la droite du président : « Pour ce procès en appel, nous tirerons neuf jurés et trois autres supplémentaires. » Douze jurés parmi vingt-six noms, en décomptant les récusations, un rapide calcul suffit à comprendre que le risque d'être tirée au sort augmente significativement.
La défense commence par récuser trois femmes appelées qui n'ont pas le temps de se lever. Je vérifie, trois hommes siègent déjà aux côtés des assesseurs. J'entends mon nom résonner, je me lève sans réfléchir. Je ralentis tout de même en passant devant la défense, je suis persuadée qu'il me récusera comme les autres femmes. « Ah non ? » dis-je discrètement. Me voilà donc appelée dans le grand bain. Je marche derrière l'huissier qui me mène à mon fauteuil de juré. Tant que je ne suis pas assise, je peux être récusée donc je tends l'oreille... Non, personne ne parle. Je m’assois donc remplie de la solennité de la tâche qui nous est confiée. J'apprécie déjà le confort de ce siège sur lequel je vais passer des heures et qui est bien moins hostile que le siège en fer du public. Devant moi, une pile de feuilles et un stylo m'attendent pour me mettre au travail. Un autre homme rejoint notre long bureau partagé. Une femme, quatre hommes, le jury est loin de la parité ! Dernier brassage de l'urne, dernier tirage des titulaires, le président appelle une femme. Ouf, je ne serais pas la seule représentante de la gente féminine. S., une retraitée au visage aimable et chaleureux, entame son deuxième procès. Le président avait averti : « Il y a toujours quelqu'un tiré à tous les procès ! »
Nous nous levons, la main droite en l'air et prononçons officiellement : « Je le jure ! »
Le grand magistrat accueille les deux parties par un mot cordial avant de nous annoncer le chef d'accusation : « meurtre ».
La lecture du rapport d'enquête judiciaire est fastidieuse, présentant des recoupements de témoignages cités dans le désordre, des faits non chronologiques, des descriptions de lieux qui ne sont pas d'ici et des liens entre les personnes non expliqués. Un quart d'heure de prise de notes rapide me crispe les doigts. J'ai appris au procès précédent que la moindre information peut prendre son importance plus tard dans l'audience, et je me méfie de ma mémoire qui n'enregistre pas les détails.
Voilà en quelques mots le récit de cette nouvelle affaire qui remonte à dix ans: un corps de femme passé sous un train, des séquelles d'étranglements décelées au larynx, des violences conjugales sur fond d'alcoolisme et de drogue, une vie marginale dans une vieille gare abandonnée d'un petit village. « Je ne suis pas coupable » commente l'accusé. Il a écopé de vingt ans de prison en première instance et vient demander l'acquittement. Je comprends pourquoi le procès durera trois jours.
Le président ordonne une première pause. Je passe enfin cette porte mystérieuse, celle par laquelle entre et sort « la cour » pour se réunir dans la salle « secrète ». Une rapide visite des lieux que seule S. connaît déjà, le passage de l'huissier d'audience distribuant les badges du parking et nous retournons aussitôt à notre tribune débuter les audiences de témoins.
D'où je suis, entre le président et l'avocate générale, je me rends compte que cette hauteur d'estrade qui me paraissait symboliquement dominer le peuple du poids de la justice a, enfin de compte, l'avantage de permettre de voir et entendre correctement toutes les parties.
Le président fait état du plan d'audience (ainsi appelle-t-on le programme des passages de témoins) et demande à la greffière de confirmer la venue de chaque intervenant. Certains sont partis en vacances, sont décédés, ou ne veulent pas venir car ils ne se souviennent de rien. L'agacement se fait sentir. Pour chacun, les magistrats doivent statuer de la conduite à tenir : renoncer, relancer, insister, convoquer... Les dix années passées ont joué en défaveur de l'enquête, le manque de témoins n'arrange pas l'affaire.
Le premier expert est appelé, l'huissier se charge de la faire entrer.
Une femme s'avance pour exposer son enquête de personnalité menée au sujet de l'accusé. Elle fait état d'une enfance gâchée. Fils d'un couple violent et alcoolique, l'accusé séparait ses parents la nuit pour laisser dormir ses frères et sœurs, volait pour manger, avant de finir par préférer la rue et le cannabis à cette famille à la dérive. Adolescent délinquant, sa première histoire de couple se conclut par une plainte à son encontre pour violence et menaces de mort. S'en suivent une série de faits de violences, de trafic de stupéfiants, d'alcoolisme, de menaces de mort et d'incendies... C'est assez étrange d'entendre publiquement une vie racontée dans ses détails les plus sordides, en présence de la personne concernée. Un accusé n'a plus de vie privée ni intime, il est totalement mis à jour.
Midi et demi, le président nous libère. Quelques-uns d'entre nous décident de partager ce moment de repas dans un petit restaurant bordant la jolie rue touristique aux roues à aubes. Nous avons ordre de ne pas parler du procès en dehors des murs du tribunal. L'avocat de la défense est réputé pour être tatillon, c'est un procès en appel; personne ne voudrait être à l'origine d'un pourvoi en cassation. Je fais donc connaissance de deux jeunes retraités, d'une institutrice et d'un pizzaïolo.
L'après- midi, des experts analysant sa personnalité d'une manière plus médicale se présentent à nous. Une psychologue et un psychiatre exposent leurs conclusions qui se rejoignent : pas de pathologie psychotique, un profil sociopathique, sans empathie, accompagné d'un grand manque de maturité et de tolérance à la frustration. Cet homme est donc conscient de ses actes sans pour autant en réaliser la gravité, il agit par impulsion, sans réflexion. Voilà le genre d'homme que je n'aimerais pas croiser. De là où je suis, je ne l'entends ni ne le vois réagir. Encore une fois, je trouve malaisant d'analyser dans le détail l'état mental de cet homme, appuyé sur des éléments intimes, comme s'il n'était pas là. Je rationalise: il s'agit de connaître l'accusé et son histoire, comprendre ce qui l'a fait passer à l'acte et écarter toute « altération de la conscience » au moment des faits qui le disculperait.
L'huissier fait entrer ensuite une trentenaire, vêtue d'un vieux pull Mickey trop grand, un bonnet, un jogging dépareillé et des bottes fourrées. Elle semble, au choix, perdue par son stress ou menée ici par obligation, sans en comprendre le but. Sa déposition libre nous apprend qu'elle avait quitté ses parents à l'adolescence, un jour de conflit avec sa mère, qu'elle avait croisé l'accusé qui lui promettait de s'occuper d'elle, s'est installée avec lui dans un squat, qu'il la frappait et la rabaissait, qu'ils ont eu un enfant, qu'ils ont pris un logement social avec les allocations d'adulte handicapé de la jeune maman (qui en fait est intellectuellement limitée), et que la naissance de la petite-fille n'avait pas calmé la violence du jeune père, comme elle l'avait espéré. « Menteuse ! » lâche l'accusé, avec un accent local et une précipitation dans sa voix. Sans le regarder, elle lui répond, énervée par sa mauvaise foi. Puis regardant intensément le président, elle dit combien elle a encore peur de lui, combien sa famille craint encore pour sa vie.
Manque de maturité, effectivement, je le constate :l'œil excité par le mensonge, lâchant des insultes bas marché avec un sourire au coin des lèvres, rebondissant sur ses frêles jambes, tendu de nervosité, il me fait penser à certains de mes anciens élèves en cours de récréation, adepte du mensonge et de la provocation.
Dix-huit heures, la fatigue commence à peser. Un troisième café et une barre chocolatée bien sucrée m'aideront à tenir. La journée n'est pas finie, la lecture des dépositions de témoins décédés complètera cette lourde somme d'informations à recouper et assimiler... Les lectures au ton monocorde du président, en fin de journée, c'est long. Même lui semble arriver à bout d'énergie.
Vingt heures trente, je suis lessivée. Mon cerveau ne peut plus réfléchir à quoique ce soit. Je coupe le fil de l'enquête mais la tension nerveuse est installée. Une balade digestive avec mon mari, ce soir, m'aidera à retrouver le calme et à trouver le sommeil en me blottissant contre lui devant un film facile, sans meurtre.
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