Journal d'une expérience inattendue - Procès 1: tentative de meurtre
Les mêmes personnes sont là sur les mêmes bancs de marbre du hall d'attente.
Une jeune cinquantenaire joviale me fait une place et un sourire. J'en profite pour prendre des nouvelles de sa convocation oubliée sur sa chaise vendredi, l'occasion d'échanger quelques mots sur notre niveau de motivation matinale.
Passage du portique, contrôle des papiers, installation sur les sièges de droite, pré-appel par les greffières : nous connaissons le scénario.
Bizarrement, je ne reconnais qu'une robe d'avocate devant la cage en verre, personne côté partie civile. Pas de famille dans la salle visiblement.
Les minutes passent. Je commence à m'habituer à l'idée que le temps du tribunal n'est pas le même qu'à l'extérieur.
Un très vieux monsieur, grand et courbé, s'installe au bureau d'avocat général (celui qui défend les intérêts de la société française). L'air pincé, peu souriant, il agit comme si nous n'étions pas là.
Nous échangeons quelques mots avec ma voisine cinquantenaire qui annonce : « J'offre le café à qui veut, si je ne suis pas tirée au sort ! » Personnellement, je suis partagée : je me sens prête à monter à l'estrade, enfin presque... Moyennement, en vérité.
Enfin, la sonnette stridente annonce la levée générale. Monsieur le président vêtu de rouge et noir, une jeune femme blonde et un homme au cheveux blancs, tous deux en robe noire, se suivent et s'installent au centre. Dans la cage en verre, deux policiers armés entrent avec un homme, sec mais musclé, la quarantaine, cheveux courts, traits émaciés, lunettes rondes. Il ne semble ni contrarié, ni inquiet, ni heureux, ni fuyant, ni arrogant. Il est juste là.
L'appel officiel débute au son de la voix aigüe de la greffière. Pour chaque absent, une décision collégiale des porteurs de robe redonne un peu de rythme à l'affaire, à base de formules juridiques inconnues. Une trentaine de noms, quelques cas à statuer, cela me laisse le temps de remarquer, assis dans la partie gauche de la salle, une jeune fille discrète à quelques rangs d'un jeune homme barbu prenant des notes dans un carnet. Cela fait bien peu de monde pour soutenir l'une ou l'autre des parties.
Le tirage au sort s'annonce. En lieu et place de la boule tournante de loto que nous imaginions tous, la greffière apporte un petit vase argenté dans lequel monsieur le président plonge sa main et la fait tourner un moment. Nous y voilà.
Le premier juré tiré au sort se lève. Mal rasé, les cheveux en bataille, la soixantaine, il est récusé par la jeune avocate. « Ne le prenez pas pour vous, nous avait avertis le président, ce qui se passe dans la tête des avocats au moment des récusations est un mystère. » Et la jeune femme ne se prive pas de son droit de veto.
Je commence à faire mes calculs pour empêcher mon esprit de prendre la vague de stress qui monte. Nous sommes vingt-cinq, six d'entre nous seront tirés au sort comme titulaires et deux comme supplémentaires (pouvant remplacer un titulaire absent). Au bas mot, un quart d'entre nous sera assis auprès du magistrat. À cela, j'ajoute les quatre récusations accordées à l'avocat de la défense, et les trois de l'avocat général. Ce qui monte potentiellement à quinze tirages au sort, il y a donc au pire des cas, une chance sur deux d'être appelée... « Pitié, finalement, je ne suis pas vraiment prête ! » devient ma prière intérieure. Des noms s'enchaînent, des « récusé ! » tombent, je n'entends toujours pas le mien. Dernier passage de la main dans l'urne... « Pitié, pitié, pitié ! » Et bien non, ce procès-là ne sera pas pour moi !
« Les jurés qui le désirent peuvent quitter la salle ! » Au vu du brouhaha de leur départ, je pense rester seule dans cette assistance quasi-vide. Erreur, une autre dame s'étonne de me voir rester assise, nous nous rapprochons l'une de l'autre. « Quitte à être venues, autant savoir ce qu'est un procès ! » Nous sommes bien d'accord ! Un dilemme me saisit : n'est-ce pas intrusif d'assister au sort d'un inconnu ? Peut-être, mais j'ai besoin de savoir à quoi m'attendre si je suis tirée au sort dans deux jours. Aujourd'hui, je suis donc stagiaire, observatrice ou documentariste, exploratrice, anthropologue pour deux jours.
Mes comparses jurés, juchés sur leur fauteuil confortable, semblent aussi à l'aise que des enfants un jour de vaccin. Le président ne leur donne pas le temps de se faire gagner par le stress, ou juste quelques secondes, le temps de saluer le prévenu avec bienveillance.
Voilà, le procès commence, là, maintenant, avec la lecture des chefs d'accusation (tentative de meurtre) et du rapport d'affaire exposant les éléments de l'enquête. Ce monologue atone est un peu fouilli chronologiquement, et cite des personnes dont on identifie difficilement les liens. Bon an mal an, je comprends l'essentiel de l'histoire : monsieur a proposé son toit à une jeune SDF, un conflit explose, le pire prend la suite, il lui assène des coups de couteau. Le prévenu est invité à se prononcer et étonnamment, cet homme décrit comme un marginal un peu ermite s'exprime dans un français très correct. Plus que cela, les phrases sont élaborées, le vocabulaire assez riche, le propos pertinent, le rythme et le ton posé. Je découvre un marginal cultivé. C'est idiot sans doute, mais cela ébranle mon idée du marginal désociabilisé par manque de codes sociaux et langagiers, ou troubles psychotiques.
L'enquête de personnalité, exposé qui dépeint son parcours de vie à partir de témoignages recueillis, nous présente un homme à la jeunesse marquée par la violence familiale, la séparation, quelques bêtises, une addiction avant une belle histoire d'amour stabilisante, un travail, un appartement, une vie de famille classique. La mort de leur deuxième enfant brisera leur couple, le brisera et le fera sombrer. C'est ce qu'on appelle « perdre pied ». À défaut d'un entourage présent pour le relever, l'alcool et la drogue ont soulagé rapidement sa peine. Le cercle vicieux était en place. Tous les SDF le décrivent comme posé, généreux, discret. Il s'était même mobilisé pour faire ouvrir un accueil de nuit pour ses amis de la rue, dont il ne profitera pas car il préfère sa tente et la solitude de la lecture en plein-air dans son coin de verdure.
Alors comment a-t-il pu, la nuit des faits, asséner des coups de couteau à cette jeune fille qu'il connaissait à peine et qui a disparu dans la nature ensuite ? Qu'est-ce qui a tout fait basculer dans sa tête ? Un élan amoureux éconduit, comme l'évoque souvent l'avocat général à la voix qui manque de souffle ? Non, l'accusé est formel. Il avait juste eu pitié qu'elle dorme sous la pluie, sans savoir qu'elle était psychologiquement instable.
Le marteau annonce l'heure de la pause méridienne.
Je pars à la recherche d'un sandwich tout en pensant à cet homme calmement assis et attentif aux dires de chacun. Je peine à l'imaginer dans cet état de folie furieuse. Il reconnaît les faits, c'est donc réel, mais c'est troublant de le savoir capable d'une telle violence.
L'après-midi, toujours aussi peu nombreux dans les rangs, un psychiatre puis une psychologue nous exposent son profil ( pas de psychopathologie, intelligence normale, mais des troubles sociaux et une impulsivité certaine ) et enfin un médecin légiste partage ses conclusions illustrées de photos où le sang dégouline sur la scène du crime.
Ces interventions me permettent de comprendre la routine des prises de parole : un exposé libre, les questions du président, celles des assesseurs, celles de la partie civile puis celles de l'avocat général et enfin celles de la défense. Toujours dans cet ordre. Quand il y a des questions, la défense n'est pas très vivace... Chacun fait référence à des « côtes », et je comprends enfin qu'il s'agit des pièces du dossier d'enquête que les autres avocats sont invités à consulter.
Il est 18h, le président donne rendez-vous à l'assemblée demain matin.
Je rentre satisfaite d'avoir découvert le déroulé d'une journée de procès. Demain, des témoins ainsi que l'enquêteur viendront apporter leur éclairage aux circonstances des faits. Allant rejoindre ma voiture, je pense à cet homme mystérieux, passionné de lecture dans sa tente, qui entendra ce soir, encore une fois, la porte de sa cellule claquer.
Pour l'heure, je retourne à mon quotidien ronronnant, affectueux. Cela devrait être facile et réconfortant, pourtant, il m'est difficile de sortir mon esprit de la « salle Voltaire », de cet univers de marginalité, de violence, de langage juridique et scientifique riche... J'ai la sensation de passer d'une planète à une autre.
Je ne peux pas en rester à cette moitié de procès, je suis curieuse de savoir si de nouveaux éléments nous offriront une réponse évidente. J'attends surtout la plaidoirie de la défense. Comment défendra t-elle l'auteur de ces violences ? Quel doute, quelle circonstance, quel biais utilisera t-elle pour orienter les jurés vers son objectif ? Quel est même son objectif?
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