Journal d'une expérience inattendue - Procès 1: tentative de meurtre (suite et fin)
Je ne pensais pas que ce serait si fatigant d'écouter un procès, mais surtout de chercher à tout assimiler, tout comprendre. Hier soir, le sommeil m'a fauchée comme rarement. Peut-être que l'adrénaline du tirage au sort y a participé. Je n'ai même pas rêvé du tribunal. Je ne crois pas, j'ai juste sombré dans un sommeil lourd.
Ce matin, dans le hall presque vide, je retrouve ma co-jurée curieuse comme moi de découvrir la suite de l'affaire. Nous partageons nos impressions sur les professionnels, l'accusé et l'affaire puis rentrons nous asseoir ensemble. La jeune fille et le jeune barbu sont revenus eux aussi. L'avocat général, pas plus souriant que la veille, va discuter aimablement avec le jeune homme en plaisantant : « J'ai lu que vous aviez déjà annoncé la peine dans votre article d'hier ! » Le jeune homme tique : « Non, je n'ai mentionné que ce qu'il risquait. Je me garderais bien de faire un pronostic ! » Je regarde ma voisine, nous nous comprenons : voilà, donc un journaliste !
Nous reprenons donc exactement où nous en étions la veille : mêmes personnes aux mêmes endroits. Seuls les policiers accompagnants le prévenu ont changé. Toujours trois, dont un qui sort prendre l'air tour de rôle. Il faut dire que la journée doit être longue pour eux : le prévenu ne bouge pas et suit les débats calmement.
L'« OPJ », nouveau terme à décrypter, sera le premier témoin. Un policier vient à la barre raconter précisément la soirée des faits, de tête : l'appel des secours, le déplacement, la découverte des lieux, de la scène de crime. Je suis impressionnée par sa mémoire de la maison, de la place des objets et de son souvenir des réponses des personnes qu'il a interrogées. Il raconte que ce soir-là, le central avait fait état d'un homme paniqué qui avait appelé les pompiers après avoir poignardé une femme, il lui faisait des compressions et les attendaient pour leur ouvrir. La victime avait été prise en charge et sauvée. L'homme n'avait pas montré d'opposition.
On pourrait s'arrêter là, il est coupable d'avoir donné des coups de couteau. Enquête terminée. Oui, mais, il y a une nuance qui fait la différence : avait-il eu alors l'intention de la tuer ? Était-ce un coup de folie passagère ? C'est toute la différence qui changera sa peine d'emprisonnement.
Deux témoins viennent à leur tour ajouter leur version, les colocataires. Rien de très productif. L'un, étranger, est assisté d'un traducteur. Voulant éviter toute histoire avec quiconque, il n'était pas sorti de sa chambre. Pour lui, le prévenu n'est pas méchant, mais parfois colérique. L'autre, au comportement très étrange, décrit l'accusé comme impulsif et amoureux de la jolie jeune danseuse en perdition. Le motif sentimental apparaît soudain ! L'avocate de la défense nous apprend que ce témoin était au moment des faits polytoxicomane, traité lourdement à la méthadone qui le faisait dormir profondément une grosse partie de ses journées. Peut-on toujours l'estimer fiable alors ?
Tout se jouera alors avec la lecture de la déposition de la victime disparue et l'interrogatoire du prévenu. La jeune victime aujourd'hui disparue des radars avait été danseuse puis était peu à peu partie à la dérive. Une ancienne logeuse parle d'une jeune femme attachante devenue très étrange, parlant seule, capable de colères soudaines... La victime avait expliqué aux officiers de police que l'accusé avait été très insistant pour qu'elle dorme dans sa chambre et qu'il avait eu des paroles délirantes juste avant de l'attaquer.
Sa version à lui est bien différente: il avait proposé de prêter sa chambre quelques temps à une jeune fille qui n'en pouvait plus de dormir sous la pluie. Effectivement, le règlement associatif interdisait d'inviter d'autres SDF à dormir, mais il avait trop de peine pour elle. En quelques jours, il comprit qu'elle avait de forts troubles mentaux, trop envahissants. Elle s'incrustait malgré ses demandes répétées pour qu'elle parte. Un peu d'alcool et de cannabis l'avaient aidé à tenir ses nerfs toute la semaine. Le soir des faits, la pression devenant trop forte, il y avait ajouté un peu de cocaïne, drogue qu'il n'avait jamais essayée. Pris d'une grosse faim au milieu de la nuit, il s'était mis à éplucher des pommes de terre pendant que la jeune fille continuait de le provoquer. Puis trou noir, les coups de couteau, du sang, la panique, la prise de conscience, l'appel aux pompiers.
Je trouve que ça se tient. Les questions ne le font pas changer de version, il est clair.
Le président vient alors lui opposer la notion de « zone létale », zone du corps exposée à un risque certain de mort : thorax, cou, tête. Exactement là où il a frappé, il ne pouvait donc pas ignorer qu'elle risquait d'y rester.
Une toxicologue vient expliquer à la cour que l'alcool et la drogue ne sont pas des facteurs déclenchant de violence mais des facilitateurs. En revanche, lors d'une première prise de drogue ou de médicament, il peut y avoir des réactions psychiques stupéfiantes, inexplicables... Cette première prise de cocaïne peut expliquer un tel geste.
Qui de la victime ou de l'accusé des deux a des troubles mentaux ? Qui des deux ment ? L'un est là, l'autre a disparu. Que s'est-il passé durant ces quelques minutes dramatiques ? Envie de meurtre ? Débordement de colère ? Folie passagère ? …
La pause repas est l'occasion de partager nos opinions avec ma co-jurée, et elles vont dans le même sens : c'est un coup de colère qui l'a débordé. Mais les débats ne sont pas terminés, peut-être que les plaidoiries soulèveront des points qui nous feront changer d'avis?
L'après-midi, sur un fond de fatigue digestive générale, nous écoutons les plaidoiries. Enfin, le grand moment du procès.
En l'absence de partie civile, l'avocat générale ouvre donc la danse. Sa voix nasale, son souffle court, et sa propension à revenir toujours sur le motif libidineux envers cette femme qu'il qualifie avec dédain de « stripteaseuse » me crispent. Enfin, la parole passe à la défense qui jusque-là a été plutôt discrète. Nous avons hâte de l'entendre sauver son client. S'appuyant avec énergie sur sa vocation d'avocate garantissant la justice pour chacun, arguant d'une voix tonitruante son intime conviction, quitte à taper du pied et pousser sa voix dans des accès de colère, et plaquant l'argument de la cocaïne comme imparable, elle avance aussi le terme de « repentir actif ». Cette nouvelle nuance tendrait à démontrer le souhait de vouloir réparer sa faute pour épargner la victime. Autant, ses premiers arguments ne m'ont pas convaincue, autant, sur ce point, je suis assez d'accord. En effet, il aurait pu fuir et la laisser se vider de son sang. Au lieu de cela, il l'a sauvée.
Le président toujours aussi calme, bienveillant, invite l'accusé à parler. Après lui, le débat sera clos.
« Un dernier mot monsieur le prévenu?
- J'aurais aimé qu'elle soit là, que vous voyez qu'elle n'est pas stable. Mais surtout, j'aurais aimé qu'elle soit reconnue victime car j'ai fait quelque chose de grave, je dois payer. Mais je ne veux pas qu'on dise que j'ai voulu la tuer, ce n'est a-pas vrai ! »
Le jury écoute dès lors les questions auxquelles il devra répondre : est-il coupable des faits ? A-t-il voulu la tuer ? A-t-il démontré un repentir actif ?
« La cour se retire pour délibérer ! »
Nous décidons d'attendre dans le hall, la policière de l'entrée nous annonce environ deux heures d'attente. Il est seize heures, alors nous décidons de rester. La jeune fille discrète, assise jusque-là seule derrière le journaliste, marche dans les pas de l'avocate. C'était donc sa stagiaire. Le journaliste part sans attendre la sentence. Étrange, non ?
Avec ma co-jurée, nous parions de notre côté sur le coup de colère et le repentir actif.
Le tribunal est vide. Restent la policière très aimable avec qui nous discutons un peu, les deux gardiens du portique qui plaisantent entre eux, et nous. Comme rien ne bouge, je commence à lire toutes les affiches du hall. C'est fou ce qu'on apprend : le plus vieil avocat du barreau a prêté serment en 1969, la prochaine session des procès d'assises s'annonce dure (viol, inceste, mutilation...), des élèves ont monté une exposition, des numéros utiles pour se défendre, le plan d'évacuation du tribunal... Ma collègue nettoie les ficus de leurs feuilles mortes et découvrent qu'ils ont chacun un prénom : Marco, Polo, Jules et César.
Au bout de deux heures d'attente dans le hall, je comprends pourquoi on l'appelle la « salle des pas perdus ». On y tourne en rond faute de distraction prenante.
Dix-neuf heures, je me laisse encore une demie-heure et je rentre, tant pis !
Dix-neuf heures vingt, les portes s'ouvrent. Miraculeusement, l'avocate, la stagiaire et le journaliste sont réapparus dans le hall. Quelqu'un a dû les prévenir.
Chacun reprend sa place dans la salle d'audience pour écouter le président lire la sentence, à peu près en ces mots :
« À la question, est-il coupable des coups de couteau ? Le jury a répondu : oui.
À la question, est-il coupable de tentative de meurtre? Le jury a répondu : oui.
À la question, est-il à l'origine d'un repentir actif ? Le jury a répondu : non.
Le jury a décidé de vous condamner à treize années de prison. L'audience est terminée. Bonne soirée tout le monde. »
Voilà, c'est terminé.
Ma voisine et moi partageons la même incompréhension, le sentiment de ne pas avoir entendu la même histoire... Je suis dubitative, ça trotte dans ma tête.
Demain, nous revenons entamer le deuxième procès et j'espère bien savoir ce qu'il se passe dans la salle secrète des jurés, parce que maintenant je me sens prête !
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