Journal d'une expérience inattendue - Procès 3: procès tentative de meurtre (suite et fin).
Huitième jour au tribunal, j'ai hâte que ce procès soit fini. Me voilà encore arrivée tôt, toujours décidée à me passer de sucre et de café. Notre petite équipe se retrouve encore une fois de bonne humeur. Le président nous salue et soudainement un coup de fatigue m'assaille. Je n'aurais peut-être pas dû aller au sport hier soir, ni me coucher tard. J'aurais peut-être dû boire un café, finalement...
Quand je passe la porte de la salle d'audience, quand j'entre sur l'estrade, j'oublie mes yeux lourds de fatigue. La journée ne fait que commencer, je dois tenir bon. De toutes façons, à priori je ne donnerais pas mon avis sur le verdict, tous les jurés sont à leur poste. Il me suffit de m'asseoir, d'écouter et de laisser passer la journée.
L'enquête de personnalité de la victime est présentée par une bénévole de l'association de réinsertion qui la prend en charge. Elle parle d'une bonne âme, une bonne patte. Enfant d'un couple violent et alcoolique, il est devenu à son tour un père alcoolique. Par contre, il n'a jamais pu être violent, il avait trop subi. Ces dernières années, ses trois enfants avaient coupé les ponts, et lui s'était isolé, subissant les coups reçus de ses compagnons de boisson agressifs. Un nouveau départ dans le Vaucluse, auprès d'un patron viticulteur qui lui offrait un travail plaisant, l'avait remis sur de bons rails. D'une épreuve à une autre, il replongea dans l'anesthésie de l'alcoolisme quotidien. Un brave homme que ses démons ont fait dérivé.
La psychologue qui s'avance avait déjà fait un exposé la semaine passée. Grande et mince, douce mais mal à l’aise, je l'avais trouvée brouillonne. Aujourd'hui, elle est constructive. Elle prend systématiquement trois secondes de silence avant de répondre aux questions sans que cela ne rende l'interrogatoire pesant. Comme les psychiatres, ses conclusions parlent de forts troubles anxieux, d'immaturité des émotions, d'impulsivité dangereuse... Mon sang se glace soudainement, mes mains deviennent moites, mon cœur s'emballe, ma tête va exploser. Une bouffée d'angoisse me saisit. Je voudrais juste partir d'ici en courant, me cacher sous un plaid de mon canapé, pleurer à chaudes larmes, dormir et oublier ces univers sordides. Mais non, je ne peux pas bouger de ce bureau, de ces quatre murs, de cette chaise qui me coince entre la tristesse de la victime abattue, le regard glaçant de l'accusé et cette psychologue qui décrit pour la première fois une personnalité réellement malade, dangereuse. Je tente de contrôler ma respiration pour baisser le rythme cardiaque, de me concentrer sur les faits. C'est dur, plus je m'y oblige, plus j'ai envie de vomir, ou de tomber dans les pommes. Ça ferait mauvais genre, n'est-ce pas ?
Un très grand jeune homme au regard étrange, au palais déformé, prend position devant ce pupitre qui est vraiment trop près de moi. Son allure me donne une sensation malaisante. Il s'exprime lentement, cherche ses mots et ses réponses. Cela m'aide à me décentrer de mon angoisse, je suis focalisée sur son étrangeté. Il nous parle de son père, la victime, de cette bonté noyée dans l'alcool qui les a séparés, de tout ce qu'il fait pour lui aujourd'hui. Il a arrêté de travailler pour loger son père et l'aider à gérer ses soins. La victime a peur de sortir, ne tient plus debout, a besoin d'une assistance depuis deux ans que sa vie est devenue un cauchemar. Sa bosse sur le crâne est une séquelle de ce tabassage qui ne cicatrice plus. Ce fils est courageux. À peine vingt ans, lui même porteur de troubles, il est déjà devenu le parent de son père. J'ai tant de peine pour lui... Il termine son témoignage par une conclusion touchante : « Papa, depuis l'agression, il ne boit plus. C'est triste, injuste et grave ce qu'il lui est arrivé, mais depuis, nous nous sommes retrouvés. » Voilà une petite note positive qui soulage mon angoisse latente.
Le président annonce la pause, j'en suis soulagée et inquiète à la fois. Que vais-je faire de cette angoisse qui me tenaille ? Le mieux serait de fuir, loin. À la place, je fuis mes co-jurés et me précipite vers les toilettes pour tenter de m'apaiser au calme. Revenant le plus calmement possible, la gentille policière qui surveille notre salle croise mon regard que je tente de garder le plus normal possible, elle arrête de sourire et me dit : « Dure journée ? » « Ça commence à faire beaucoup pour moi, oui... » lui réponds-je en esquissant un semblant de sourire. Prochain objectif, tenir jusqu'à midi. Retrouver les co-jurés dans la salle de délibéré, voir la porte de la salle prête à s'ouvrir me panique. Retourner entre ses quatre murs remplis d'histoires tristes me terrorise. La voilà, mon émotivité débordante que je redoutais depuis le début... À trois, je pars en courant ? Évidemment, non. Plus le choix, solution de dernier secours : un quart d'anxiolytique vite fondu sur la langue. Une demie-heure, je sais qu'il faudra une demi-heure pour que la tétanie intérieure s'apaise. Une demie-heure, je vais tenir une demie-heure sur ma chaise en pensant à autre chose, voilà mon programme.
Difficile de pensez à autre chose quand la victime elle même vient s’installer à la barre, devant moi. Elle vient raconter péniblement sa version des faits. Tout semble lui peser, les mots, les yeux, la vie... Il n'a pas la force de la colère, il aurait préféré y rester que d'avoir pris vingt ans de vieillesse ce soir-là. Cet homme est touchant, simple, humble, brave comme on dit par ici. Le président lui demande ce qu'il attend de ce procès. « Rien, juste de pouvoir tourner la page et libérer ma tête. Vous savez, j'aurais préféré ne plus être là que d'être un poids pour mon fils. Mais je suis heureux car depuis, mes autres enfants sont revenus vers moi et peu à peu nous reformons une famille. » Sans le tranquillisant qui régule mon émotivité soudaine, je pense que je pleurerais à chaudes larmes.
Avant les plaidoiries, la cour doit entendre la version de l'accusé. L'homme se lève, il est grand et voûté. Assis ou debout, son visage ne change pas d'une ridule. Même face figée d'où sortent des paroles ralenties. Comment serait-il sans son traitement ? Il raconte en des phrases très simples le déroulé de cette terrible soirée. L'envie irrépressible de boire, le besoin de trouver quelqu'un pour lui payer des bières, une bouteille d'essence qui ne se vide pas dans le réservoir à cause du loquet de sécurité et de l'état d'ébriété, l'agacement de cet invité qui réclame sa monnaie, la fureur soudaine, les poings , la panique, le feu et la suite... Un frisson me parcourt. Heureusement que j'ai pris ce bout de tranquillisant, parce que là, j'aurais vomi. Il est désolé, comme un enfant pris sur le fait. J'aurais tendance à penser qu'il est sincère. Mais est-il désolé pour son acte ou désolé de risquer la prison, telle est la question de l'avocat général. Cette nuit d'hiver, que serait devenue la victime, nue et remplie d’hémorragies, si l'accusé n'avait pas rencontré ce copain de boisson qui chercha un téléphone. Il serait mort sans aucun doute.
Il est l'heure d'aller manger, mais je n'ai pas vraiment faim. J'hésite : aller marcher une heure pour retrouver mon calme, manger seule chez moi ou suivre mes co-jurés au restaurant. La troisième option sera la plus joyeuse. Rire me fera le plus grand bien. Oui, nous rions pour ne pas évoquer la monstruosité de l'accusé. Je partage juste un constat inattendu : c'est un homme effrayant mais il se montre désolé, alors que l'accusé précédent n'a jamais montré aucune tristesse pour sa victime. Je ne l'avais pas réalisé jusque-là. Lequel des deux est le plus horrible ? Joker, pause de cerveau. L'heure est à la promenade joyeuse de notre groupe. Un soda caféiné compensera mon réservoir d'énergie qui tourne à vide.
Il risque d'être difficile de rester bien éveillée pendant les trois prochaines plaidoiries. Digestion, ras-le-bol, fatigue physique et nerveuse pèsent lourd dans la balance. Écrire, noter, dessiner voilà qui va m'occuper. Encore une fois, je ne suis qu'un « joker » dans ce jury, alors pas besoin de me mettre la pression.
L'avocate de la victime ne fait pas de grand discours mais elle dit ce qu'il y a à dire. Son client a été traité de façon inhumaine et en garde de graves séquelles. Court mais efficace. L'avocat général insiste sur la dangerosité criminelle forte et sur la nécessité de faire soigner sérieusement cet homme imprévisible. Bien emballé, bien pesé. L'avocate de la défense commence de manière hésitante. Trop de « euh » ponctuent ses phrases, elle casse le rythme de ces plaidoiries courtes. Finalement, après avoir dit à quel point elle est désolée pour la victime, au même titre que son client, sa langue se délie. Elle ne nie rien, n'amoindrit rien, ne circonstancie rien mais nous rappelle que la justice est justesse, elle n'est pas vengeresse. L'obligation de soin est évidente, la peine de prison aussi, mais le nombre d'années doit être pesé. Rapide, honnête, convaincante. Voilà une défense qui me plaît, qui ne surjoue pas, qui reste sincère.
Après une dernière demande de pardon de l’accusé, le marteau annonce le retrait de la cour. Je suis soulagée de ne pas avoir à participer au verdict. Mes neurones sont grillés. Je vais m'asseoir à côté de S. au bout de la table de délibération et je vais juste me forcer à ne pas m'endormir... Deux heures à tenir les yeux ouverts, tout en réfléchissant en pointillé à mon intime conviction. Je suis quelque part rassurée, mais désolée, de voir que S. somnole autant que moi, avec la même saturation émotionnelle dans les yeux.
La lecture du verdict est similaire aux autres procès, mêmes formules, même rythme de lecture... Douze ans d'incarcération suivis d'obligation de soin.
Je rends mon badge, je n'aspire qu'à rentrer chez moi. Il est relativement tôt, j'ai le temps d'aller faire deux courses, histoire de reprendre pied dans un semblant de vie normale. Trois jours sans procès permettront au président de préparer les derniers détails d'organisation du grand procès de lundi. Je n'ose même pas y penser. Je vais juste tenter de digérer toute cette morbidité que je pensais avoir gérée royalement, du moins jusqu'à ce matin. Cinq jours pour me reposer, couper, alléger ce quotidien devenu trop pesant et me conditionner à revenir prête. Je ne vois pas trop comment. Lundi, c'est loin et tant mieux.
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