Journal d'une expérience inattendue - Procès 3: procès tentative de meurtre.
Il y a une semaine jour pour jour, j'entrais dans le hall avec appréhension. Aujourd'hui, avec l'expérience d'un procès, je suis bien moins anxieuse. J'ai assimilé le déroulé d'un procès, j'ai testé ma résistance à la morbidité, je me sens plus confiante. Enfin, cela dépendra de la teneur de la nouvelle affaire, il y a toujours possibilité d'entendre pires histoires. Cette fois, c'est une tentative de meurtre, au moins personne n'est mort.
Je retrouve l'équipe de jurés, nos trois jours partagés nous ont liés. Quelques autres visages reconnus viennent prendre la température : « Comment ça s'est passé ? Qu'a-t-il eu comme peine ? Prête à recommencer ? » S. notre retraitée déjà appelée par deux fois croise les doigts pour être oubliée. Elle est adorable, j'aime bien papoter avec elle. Nous plaisantons tous :
« Jamais deux sans trois !
- Ah non ! Si je suis tirée au sort, je vous maudis ! » plaisante t-elle à moitié.
L'une d'entre nous, la plus à l'aise, s'avance faire la bise à une avocate et revient en annonçant : « C'est certain, je serais récusée puisque je connais l'avocate de la partie civile. J'ai travaillé avec elle. » Un nom en moins dans le vase...
Mis à part le président et son assesseur de droite, toute la cour a changé. Le bureau d'avocat général sera tenu par l'homme très formel et rigide qui nous avait fait la formation. Deux avocates se partagent les côtés de la salle, l'une grande et blonde, équipée de gros bijoux dorés et l'autre petite aux cheveux gris, sans artifice. Sur nos sièges d'appel, nous écoutons et répondons encore une fois à la longue liste de nos identités pendant que les deux parties nous observent. Quelques noms sortent, quelques récusations résonnent et me laissent le temps d'observer la victime et l'accusé. Prostré, les yeux gonflés de tristesse et une énorme bosse recousue sur le crâne, la victime doit avoir la soixantaine. À l'opposé, immobile, le regard vide et figé, la face sans expression, le prévenu doit être du même âge, un peu plus jeune peut-être. Que s'est-il passé entre ces deux-là ? Pour le moment, je n'en sais rien. L'un comme l'autre sont éteints, rien ne signale de violence ni dans leur attitude ni dans leur regard. Les six jurés titulaires appelés sont assis, commence dorénavant le tirage des jurés supplémentaires. « Moi, ça me va bien d'écouter et de ne pas donner mon avis » me dis-je. Bim, me voilà appelée. S. sera le dernier nom tirée. Je suis tellement désolée pour elle qui avance d'un pas lourd et démotivé. Nous sommes toutes les deux installées aux bureaux du bas, au même niveau que les avocats et les intéressés, juste devant le pupitre des témoins. C'est moins confortable, c'est même malaisant. Je vois moins bien les personnes et surtout les regards étranges de l'accusé sont juste à ma hauteur...
Le président ouvre le procès par la lecture du chef d'accusation et du rapport d'enquête. Encore une fois, nous suivons l'avancée des recherches menées, et non celle des faits. Comme l'enquêteur, nous reconstituons le puzzle au fur et à mesure des pièces trouvées, des témoignages entendus. Le point de départ : un corps en partie brûlé et totalement dénudé retrouvé sur un parking, dans une nuit de novembre. Deux personnes en voiture l'avaient signalé à un marginal qui promenait son chien, ils voulaient lui emprunter son portable. L'homme laissé pour mort a été aussitôt transporté aux urgences et l'appel retracé. Le prêteur de portable a identifié la voiture sans permis. Son conducteur a été interpelé ainsi que son passager. Ce dernier a raconté que l'homme l'avait invité à boire une bière et fumer un joint dans sa voiture quand il lui expliqua avoir fait une grosse bêtise. Pris de panique, c'est lui qui l'invita à déposer le corps en ville et à appeler les pompiers. De fil en aiguille, l'enquête révèle que l'accusé avait croisé la victime dans la rue, lui avait proposé de l'emmener en voiture acheter des bières, qu'en route, il lui demanda de lui payer de l'essence et quand la victime a réclamé sa monnaie, il l'a tabassé, puis a voulu le brûler pour le faire disparaître. Finalement, le crépitement de la peau et les râles de la victime l'ont convaincu d'éteindre le feu, à coups de pieds, de le déshabiller pour le refroidir, de le prendre en photo avant de le charger dans le coffre de sa mini-voiture et de trouver un compagnon de boisson en attendant de trouver une solution. L'homme reconnaît tout, mais pour lui, c'était un coup de folie, une soirée d'alcool trop arrosée.
Voilà, voilà, voilà... laissé pour mort, en partie brûlé, pour cinq euros de monnaie. Troisième procès, troisième histoire triste à pleurer.
L'enquêtrice de personnalité d'allure fantasque, cheveux rouges, lunettes épaisses, coupe de cheveux déstructurée, nous dépeint un enfant rapidement hospitalisé pour des méningites puis pour des ouvertures de crâne afin de soulager des inflammations. Le prévenu était un enfant au comportement trouble, qui riait seul, parlait seul et vivait dans sa bulle. Une vie faite de petits boulots, d'un quotidien proche de sa maman, de passages en hôpital psychiatrique, parfois en prison, et d'un traitement stabilisant. Sa dernière petite amie l'aurait convaincu de tout quitter pour voyager sans attache ni travail, ni traitement. Ils se préparaient à partir pour leur vie de nomade au moment des faits.
Une quadragénaire fait son entrée. Son pas et son regard décidés montrent qu'elle sait ce qu'elle va dire. « Mon frère, c'est moi qui l'ai élevé. » Elle n'a qu'un an de plus que lui, ça ne fait pas beaucoup pour une "grande-soeur-maman".
« Nos parents étaient vieux quand ils nous ont eus. Il n'a quasiment pas connu notre père. C'est le petit dernier. Il a toujours été particulier. Il a fait quelque chose d'affreux, j'avais prévenu le service psychiatrique qu'il n'allait pas bien, qu'il allait se passer quelque chose de grave, qu'il fallait l'interner. C'est à cause de sa copine qu'il a arrêté son traitement, qu'il est retombé dans l'alcoolisme et la violence.
- Il vous obéit, dites-vous, mais pourtant vous appelez régulièrement les pompiers quand il fait des crises.
- Oui, des fois il le faut. Des fois, de voir les pompiers arriver, ça suffit à le calmer.
- Il est donc conscient de sa crise et maître de lui-même quand vous n'arrivez plus à le maîtriser ?
- On peut dire qu'il sait ce qu'il fait mais c'est plus fort que lui quand la crise est lancée. »
L'avocat général laisse en suspens cette idée que même en crise, même ce soir-là, il est maître de lui-même. Cette grande-sœur protectrice est prête à le prendre en charge chez elle à sa sortie de prison, son métier d'éducatrice spécialisée pour adulte handicapé est une garantie de son sérieux. Je vérifie, elle n'a pas d'alliance. Elle répond au président qu'elle n'a pas d'enfant, elle se dévoue déjà à son frère et à sa mère. Je trouve ça courageux, trop pour une seule personne peut-être.
Une dame très âgée, ridée et courbée par le poids des ans, s'avance péniblement jusqu'au siège qu'installe l'huissier. « Bonjour madame, vous êtes la maman de l'accusé et votre fille restera à vos côtés pour traduire, s'il y a besoin. » Toujours cette même chaleur dans la voix du président, peu importe qui vient à lui. La dame a quatre-vingt-trois ans et vient répondre de l'éducation de son fils. Un père très âgé, mort dans l'enfance du prévenu, des frères et sœurs plus grands qui le surveillent et une maman qui fait des heures de ménage pour maintenir la famille à flot finaancièrement. Elle avoue que tout le monde le trouvait particulier mais personne n'avait mis de mot sur ses troubles avant une première détention et un premier bilan psychiatrique : trouble de la personnalité et de la gestion des humeurs. Un traitement régulier lui avait permis de vivre dans une relative normalité, jusqu'à sa rencontre avec cette marginale. La cour et les avocats ciblent leurs questions principalement sur les relations familiales, ne bousculant pas cette vieille dame fragile.
Après la pause (sans café ni sucre, c'est décidé), après la redistribution des badges et quelques blagues avec S. qui concourt malgré elle au grand chelem des procès de la session, nous écouterons l'expert psychiatre. En prévision du grand procès, le président et l'huissier nous invitent à visiter la cour intérieure du palais, l'espace détente où se retrouve le personnel en pause. « Au cas où l'un d'entre vous serait tiré au sort pour le grand procès, il faut que vous sachiez où se passeront les pauses. Il ne sera plus question d'aller prendre l'air sur le parvis, pour vous protéger des journalistes et des familles. » Cette annonce a quelque chose de pesant : nous serons donc enfermés dans le palais, une sorte de huis-clos entre jurés. Moi qui n'étais pas vraiment inquiète à l'idée d'être tirée au sort, cette visite me donne un petit vertige claustrophobe.
L'expert psychiatrique est là comme prévu, je reconnais cette grande silhouette échevelée. Visiblement ce genre d'intervention fait partie de son quotidien. Grand, les cheveux châtain bouclés, habillé décontracté mais classe, je l'avais trouvé très pédagogue sur la première affaire. Aujourd'hui, il est en face de moi. Je découvre son visage, un fort air de Didier Super. Lui qui pourtant est très professionnel, clair et passionnant, perd un peu de crédibilité dans mon esprit. Le sourire au coin de mes lèvres, « Y en a des biens » résonne dans ma tête pendant que je note les conclusions de son analyse.
Faute d'un médecin légiste disponible pour lire son propre rapport et répondre à nos questions, nous nous contentons de la liste des plaies et hématomes de surface ainsi que des hémorragies internes. Et pour que nous soyons bien conscients de son état à l'arrivée aux urgences, quelques photos sont partagées sur l'écran géant : des yeux complétement tuméfiés, une plaie béante sur le crâne, une grande brûlure sur le torse. Le pauvre homme a été bien amoché. Il est méconnaissable sur les photos, il est fantomatique assis sur son siège dans la salle. Il est midi, je ne suis pas sûre d'avoir vraiment faim.
Nouvelle équipe de jurés en route pour un petit restaurant, nous sommes étonnés que la plupart d'entre nous aient déjà fait un procès. Sur vingt-cinq convoqués, certains sont passés systématiquement à travers les trois tirages. Au moins, la discussion est facilitée, nous nous connaissons déjà un peu. L'un des jurés a la même tendance que moi à trouver des airs de célébrités aux gens, alors nous partageons nos trouvailles.
Un deuxième psychiatre en visio ouvre les débats de l'après-midi. Il nous avait fait faux-bond ce matin, sa fille avait été malade toute la nuit. C'est vrai qu'il a l'air d'un papa fatigué. Son intervention est toute aussi claire et précise que celle de son confrère. Ses réponses sont assurées, la batterie de tests recoupe les données et les confirme. Sa conclusion rejoint celle de l'expert du matin : immaturité de la gestion des émotions, intelligence dans la moyenne mais basse, peu d'élaboration intellectuelle, impulsivité certaine, dangerosité criminelle attestée. Les traitements psychiatriques sont la seule garantie d'un état stabilisé, à condition de s'y tenir sérieusement. Je repense à sa sœur qui est persuadée de pouvoir le gérer, j'ai même peur pour elle.
L'accusé ne bouge pas, tel un homme statue, aucune vitalité ne transparait ni dans ses muscles, ni dans son regard. Pourtant, ses yeux fixes dénotent quelque chose d'étrange, d'inquiétant. J'avoue, même sous calmant, il me fait peur.
Une jeune femme, aux cheveux courts, aux contours dessinés au couteau, se présente devant nous. Tous ceux qui s'avancent au pupitre me donnent la sensation de venir faire un tête à tête avec moi tant leur présence devant moi est proche, à ma hauteur. L'enquêtrice de gendarmerie parle avec autant d'énergie que semble en détenir sa silhouette sportive. Elle expose dans l'ordre, sans hésitation, les étapes de son enquête, le contenu des dépositions. Cette affaire a l'avantage d'être linéaire, avec peu d'intervenants et des aveux qui ne laissent pas de place au doute. La seule question qui finalement déterminera la sanction reste : était-il conscient de ce qu'il faisait, avec sa sociopathie et ses quatre grammes d'alcool estimés au moment des faits ? Les avocats ne sont pas agressifs dans leur interrogatoire, il n'y a pas tant d'éléments à éclairer que ça. Seul le président travaille à recontextualiser tous les faits, balayant le moindre doute qui pourra être mis en jeu lors des plaidoiries.
Marginalité, alcoolisme, cannabis, trois affaires aux mêmes résonances. Le président admet à la pause que c'est bien la première fois qu'il traite trois affaires de même genre dans la même session. « D'habitude, les thèmes sont variés : viol, braquage, meurtre... »
Un homme inquiet, crâne rasé, barbe de trois jours, blouson sale, peau rougeâtre et marquée d'impacts, vient rendre place devant moi. Il a quelque chose dans son regard d'un enfant dans un corps qui a mal vieilli. Malgré ses difficultés d'articulation dues à sa mauvaise dentition, il s'exprime bien, salutations polies, bonne syntaxe, vocabulaire adapté. « Quand il m'a dit qu'il avait un corps dans le coffre, j'ai rigolé. On fumait de l'herbe, on buvait des bières dans sa voiture. Mais lui, il ne rigolait pas alors j'ai compris qu'il était sérieux. Je suis sorti le voir. Je n'arrivais à y croire, on aurait dit un cochon. Désolé monsieur, dit-il en s'adressant à la victime. Il faisait nuit et il y avait dans le coffre un homme nu tout plié. J'ai paniqué, je l'ai traité de fou. On était en forêt, on ne pouvait pas le laisser comme ça. Comme lui, il refusait d'appeler les pompiers avec son téléphone et que je n'en avais pas, je lui ai dit d'aller le déposer en ville et de trouver quelqu'un pour passer un appel anonyme aux pompiers. » Il est apeuré, il est tellement désolé pour la victime, son souffle plein d'angoisse coupe ses phrases. Il retient quelques larmes avant de répondre aux questions des parties. Je serais prête à poser ma main sur son épaule tant il me fait peine. Les témoins sont vraiment seuls avec leur histoire, à la barre, devant nous tous. Seuls avec leur peine, leur angoisse, leur culpabilité ou leur colère... Il n'y a que le président pour proposer un verre d'eau, ou quelques secondes de répit.
Une dernière femme nous raconte cet après-midi de boissons partagées qui manquait de bouteilles, le départ de ses convives (la victime et deux amis) pour se ravitailler. Leur retour sans la victime qui avait croisé la route d'une vague connaissance en voiture sans permis. Le conducteur avait lourdement insisté pour l'emmener acheter des bières... Ils ont continué l'apéro sans lui.
Voilà, il est dix-huit heures. Pour une fois, nous ne finissons pas tard. Je vais pouvoir retourner à mon quotidien du soir habituel : devoirs, lessive, sport et dodo. Je prendrais presque goût à ce quotidien... presque, parce qu'entendre parler de corps brûlé ressemblant à un cochon, de maladie mentale, d'alcoolisme, je ne le pourrais sans doute pas cinq jours par semaine jusqu'à ma retraite ! Demain, ce sera le deuxième et dernier jour de ce procès, ce sera la fin de cette première partie de procès « classiques » avant le grand procès.
image issue de freepick