Journal d'une expérience inattendue - Procès 2: procès en appel, un meurtre déguisé en suicide. (suite et fin)
Je suis étonnée de dormir si bien malgré cette affaire morbide ancrée dans ma tête. Le poids de ses longues journées anesthésie sans doute mon cerveau et court-circuite toutes pensées.
Le rituel s'installe : arrivée tôt, café partagé dans la salle de délibération, entrée dans la salle d'audience. Ce monde qui était encore totalement inconnu la semaine passée est devenu presque familier. Ce soir, c'est le week-end. Ce soir, c'est liberté après le délibéré. Du moins pour nous, pour le prévenu rien n'est moins sûr.
Le président, toujours d'humeur égale rouvre les audiences avec la même patience rappelant la journée de la veille et annonçant le programme du jour. Le prévenu est fidèle à lui-même. Il n'a changé ni son attitude ni ses expressions faciales. La famille de la victime est toujours aussi abattue, pressée que ce second procès qu'elle affronte se termine. Tout le monde semble poursuivre son chemin à son pas personnel.
Une grande femme très mince rejoint la barre, l'air de ne pas savoir ce qu'elle vient faire ici. « J'ai tout oublié... », avoue la caissière. Dix ans ont passé... dix années de travail quotidien dans ce supermarché où toutes les journées se ressemblent par leurs tâches hétéroclites. Cette journée-là, quand la victime a réglé sa bière et son sandwich quelques heures avant sa mort, cette journée-là s'est effacée de sa mémoire... Se rappelle t-elle avoir encaissé le règlement d'essence de l'accusé le lendemain ? Non plus. Le président relit sa déposition prise quelques mois après les faits et la témoin écarquille les yeux, étonnée. « Si je l'ai dit à ce moment-là, c'est que c'est vrai. Mais là, ça ne me revient pas... » Nous voilà encore confrontés à l'obstacle du temps. Des témoins disparus, des mémoires qui s'effacent, heureusement, les écrits restent. Sa venue nous permettra au moins de préciser la configuration des lieux, le placement des caméras, et leurs angles morts. Tout est bon pour corroborer l'emploi du temps des personnes intéressées vues devant l'enseigne, à différentes heures de ce jour-là. Nous grappillons le moindre petit élément qui pourrait nous aider.
Une femme plus âgée, la cinquantaine peut-être, bien soignée, se présente ensuite. Son nom n'apparaît nulle part dans mes notes. Quel rapport a t-elle avec notre affaire ? « J'ai connu monsieur au village, il y a longtemps, quinze ans je crois. Nous discutions souvent au café. Alors, un soir, quand j'ai vu qu'il galérait pour dormir quelque part, je lui ai proposé de venir dormir chez moi. Puis il s'est incrusté, mais ça allait. On se faisait du bien. Puis il a ramené des amis à lui, mais on discutait tous ensemble. Je trouvais quand même bizarre qu'il réveille son cousin à grands coups de pieds. Il a commencé à me faire peur. Je lui ai demandé de partir, il a refusé. Un jour qu'il est parti acheter des bières et passer la journée dehors avec ses amis, j'ai mis ses affaires dans le hall et j'ai changé la serrure. Je me suis enfermée chez moi plusieurs jours car il venait hurler et me menaçait de mort. Quand il a mis le feu à ma porte, j'ai porté plainte. Puis il a trouvé une autre femme dans le village et a disparu de ma vie. » L'autre femme, c'est notre victime dont l'appartement a brûlé quelques temps après. L'avocate de la partie civile fait remarquer : « Partout où vous passez, il y a un incendie, c'est tout de même étrange... ».
« Menteuse », s'énerve t-il après la témoin. « Elle me logeait pour que je couche avec elle ! Elle m'a mis dehors, je voulais juste récupérer des affaires. Elle voulait pas m'ouvrir, ça m'a énervé. » Ses sautes d'humeur agressives et soudaines me laissent imaginer le genre de colère et de force dont il est capable, livré à ses pulsions et sans la menace des policiers qui l'entourent. « J'ai toutes les femmes que je veux, elles paient pour coucher avec moi, alors, elle ou une autre... Je voulais juste récupérer mes affaires ! » affirme t-il avec un aplomb terrifiant. Ce n'est pas un poète, ce n'est pas un mannequin, mais visiblement, son charme fait tomber toutes les femmes. Moi, il m'échappe. Pour preuve, il raconte qu'il avait quitté la victime quelques mois au début de leur histoire pour une autre qui lui courrait après. La victime avait trouvé de son côté un autre amant. Ce dernier n'égalait pas notre accusé, il est un tel étalon qu'elle est revenue vers lui, alors, bon prince qu'il est, il l'avait reprise avec lui... Cet homme ne doute pas de lui, c'est certain.
La courte pause autour d'un café me permet de repenser à cette attitude gênante, décalée, malsaine de l'accusé. J'essaie d'imaginer la victime dont le portait présenté était trop sombre pour la reconnaître. J'essaie d'imaginer leur couple improbable, leur vie de misère... Et soudainement, je réalise que l’État fait justice à cette femme marginale, à la dérive, de celles que l'on regarde à peine. Dans d'autres temps, dans d'autres lieux, la justice ne se serait pas encombrée de chercher la vérité sur la mort d' « une pas grand chose ». Cela me touche profondément.
Il nous reste à explorer le rôle d'une personne qui n'a pas été très fouillé, parce que décédée. Le karateka qui partageait leur quotidien au squat. Il est le suspect numéro un selon les avocats de la défense. « Un suspect facile parce que muet à jamais », selon la partie civile. D'ailleurs, depuis ce matin, « maître bulldog » se fait très discret, on ne l'entend pas. Il laisse son assistante mener les interrogatoires de témoins. Son regard fermé nous observe, aucun trait de son visage ne montre de gentillesse. Fatigué, oui, il paraît éreinté, mais il n'a pas lâché son os. Son silence n'est pas innocent...
Le karatéka, lui, a vrillé à l'adolescence, s'éloignant de sa famille, cherchant le calme de la nature et la solitude. Un coin de forêt, une cabane, voilà comment il rêvait sa vie. Une rencontre avec l'accusé, un partage d'alcool et de drogues, voici le début de leur « amitié » ou plutôt de leur « association de galère ». Quelques faits de violence notés dans le casier judiciaire, une altercation violente avec la victime, une nouvelle piste effectivement troublante. Sa grande caisse de jardin qui lui servait de commode et les vêtements de la victime étendus sur le figuier qui protégeait sa tente ont disparu le soir du meurtre. C'est vrai, c'est troublant.
Pourtant, le témoignage de la voisine du squat, la dernière personne à avoir vu la victime vivante, a bien parlé de cette femme venue la voir paniquée, bouleversée par une dispute, d'une marque de coup au bras, d'un seau d’excréments que l'accusé lui aurait jeté à la figure et de sa décision de changer de vie. Cette retraitée est, elle aussi, décédée mais, elle, elle n'était ni alcoolique, ni droguée et avait toute sa tête pour énoncer des faits réels.
Le président nous présente deux scellés glissés dans des pochettes plastiques. Trouvés dans le camion de la victime, deux morceaux de papiers griffonnés portent ses pensées, écrites le soir de son anniversaire, peu de temps avant sa mort : « J'ai peur de lui (…) Je dois le quitter (…) Je sais que notre histoire finira mal, pour moi. Mais ça ne peut plus durer ainsi. »
Le président offre à l’accusé de réagir à tous ces témoignages. Toujours fidèle à lui-même, étonné et débonnaire, il proclame qu’il est innocent, qu’il aimait la victime à sa façon. Une tension dans son visage annonce un changement de ton : « Les autres sont tous des menteurs. Tous sans exception. » Ils s’emballent sur cette histoire de viol, de complot. Son avocat acquiesce silencieusement. Il fulmine quand il en arrive au bilan de tout cela : « On m’a enlevé mes chiens ! Ils étaient pas à elle, mais à moi ! Et à cause de tout ça, on me les a tous enlevés. C’étaient mes chiens à moi... » Ces derniers mots s’effacent dans ses larmes, il s’effondre en larme. Il est donc humain, il est capable de tristesse. Pour ses chiens, pas pour la victime.
Toutes les pièces utiles à nous faire comprendre la situation, à nous forger une opinion, nous ont été présentées, lues et commentées depuis trois jours. La matinée est avancée, le président propose d'entamer les plaidoiries après la pause.
Nous nous levons pour aller partager un café, les éléments sont posés, l'histoire reconstituée. Je suis curieuse d'entendre les plaidoiries, surtout celle de la défense qui n'est pas gagnée.
La balle est à la partie civile. La plus ancienne des deux avocates prend la parole. Comme tout en elle, elle vibre de calme, de certitude, de fermeté. Son texte humaniste est fort, les mots percutent sans que jamais elle ne lève la voix, sauf pour désigner l'horreur de ce meurtre et la dangerosité du prévenu. Deux phrases remplies de colère au cœur d'un discours dépeignant une chute aux enfers, un homme violent, une dignité bafouée. Nous devons sanctionner un meurtrier, mais surtout rendre justice à une marginale. Nous devons lui redonner une dignité post-mortem. Cette avocate, calme et engagée, me transporte.
La plus jeune des deux avocates revient, elle, sur les faits et retisse l'histoire en plaçant sans cesse l'accusé à chacune des étapes. Je n'imaginais pas qu'un avocat puisse parler plus d'une heure sans que ce soit pénible, long, fatigant. Ces deux-là ont eu le bon rythme, le bon ton, sans exagération ni lourdeur. J'ai hâte de voir les manœuvres oratoires des avocats de la défense.
Après notre dernier repas partagé entre jurés, nous décidons de nous promener pour faire visiter la ville à celle qui n'avait jamais mis les pieds dans les remparts. Nous croisons le président suivi de ses assesseurs sortant d'un restaurant et nous marchons ensemble vers le tribunal tout en discutant. Le président marche avec une droiture tranquille et, comme souvent, reste très réservé à parler de lui, de son métier mais il répond avec pédagogie aux questions juridiques. « Objection votre honneur, non, ça n'existe pas en France !» « Non, je n'ai pas le droit d'interrompre un avocat, il peut parler tant qu'il veut, sauf s'il enfreint les règles de l'audience. » C'est un bon professeur que l'on écouterait des heures.
Dernière ligne droite, nous écoutons l'avocate générale qui a l'habitude de toucher son micro en permanence, le replaçant ou le déplaçant au rythme de sa pensée. Elle nous expose dans sa plaidoirie les faits, un à un; un état des choses objectif qu'elle a le mérite de construire posément et clairement. Cette affaire complexe, reconstituée à partir de témoignages anciens, modifiés par le passage du temps, en avait bien besoin.
Nous y voilà... Comment ces deux avocats vont-ils sauver la mise de ce prévenu qui ne s'est pas montré à son avantage durant ses trois jours ? Depuis ce matin, il paraît figé. A t-il peur ? A t-il reçu le conseil de se faire discret, de se tenir à carreau ?
J'installe mes notes, prends mon stylo et décide d'analyser les leviers stratégiques utilisés par la défense. Évidemment, la jeune assistante est la première à parler, le ténor achèvera de planter les clous qu'elle aura installés. Pas de corde sensible dans son exposé, son client est innocent. Les zones d'ombre sont pointées une à une. De toutes façons, ce ne peut être lui, il n'était pas là, son portable le borne sur la commune voisine la nuit du meurtre ! Les bras m'en tombent... Nous sommes ici, assis depuis trois jours à écouter des dizaines de pièces et de témoignages, pour déterminer sa culpabilité et, maintenant, alors que plus aucun avocat ne pourra poser de question contradictoire, elle vient nous poser ce genre d'élément décisif ? C'est une blague ? C'est trop facile. C'est déloyal... S'ils ont fait le choix de ne pas mettre cet élément dans la balance des débats, je décide de ne pas en tenir compte. Si c'était une preuve solide, indiscutable, les avocats l'auraient jouée bien avant. Présentée à la dernière minute, sans droit de réponse, elle doit bien cacher un manque de fiabilité...
Je profite de la pause pour partager mon étonnement au président. « Ils ont le droit de sortir des éléments du chapeau au moment de la plaidoirie ? » Toujours pédagogue quant au fonctionnement du procès, il me répond : « C'est bien que vous l'ayez relevé. En tant que président, je ne peux pas commenter leur plaidoirie. C'est une stratégie qui empêche toute contradiction. Vous vous ferez votre opinion... » Un énième café me permettra de rester vigilante jusqu'au dernier mot de la dernière plaidoirie...
Le grand pénaliste aux yeux pochés et à la coiffure libre marche en regardant ses pieds au moment où nous reprenons place, comme un lion prêt à bondir. Quand la parole lui est donnée, il relève la tête avec énergie et adopte une posture professorale, torse bombé, une main dans le dos, le doigt pointé au ciel, se précipitant de droite et de gauche, porté par sa conviction de l'innocence de son client (du moins tente-t-il de nous en convaincre). Il est agressif, appuie sur notre potentielle culpabilité à condamner un homme. Il oriente alors ses projecteurs sur le karatéka et les faisceaux de suspicion qui l'accompagnent, un élément après l'autre. Une heure déjà qu'il nous mouline le cerveau. Puis il prend le contrepied de l'accusation : il ne s'agit pas d'avoir pitié de la victime mais de révéler la vérité. Il y a trop de zones d'ombre pour que la vérité soit évidente... Assumera-t-on de nous regarder dans le miroir tous les matins en sachant que nous aurions enfermé un homme sans être certains de sa culpabilité. Certains de nous, au point de parier la vie d'un proche ? Il nous sermonne comme un maître d'école mécontent de notre travail et, plusieurs fois, nous fixe dans les yeux, pendant de longues secondes, avec un regard ahuri de fureur. Par principe, je ne baisserais pas les yeux. Je refuse l'intimidation d'un avocat qui a dû nous juger bien manipulables. Il va trop loin... Peut-être est-il aux abois et se sent-il obligé de nous soumettre à sa fureur pour nous plier à son projet ? La raison à celui qui crie le plus fort, ça ne marche pas. Ça me crispe, même. Sa collaboratrice est affalée sur son bureau, lasse, ou peut-être défaite ? Une heure trente que le pénaliste s'agite devant nos yeux. Dernier geste d'un orateur qui a tout tenté : il nous pointe du doigt un à un, nous fixe intensément du regard : « Quand vouuuuuuuuus devrez répondre à la question : est-il coupaaaaaaable ? Vous écrirez NOOOOOOOOOOOON ! Parce que c'est la seule vérité !.... » Oula, mon gars, j'ai encore assez d'intelligence pour décider de ma réponse.
Il est à bout de souffle et retourne à son siège laissant le président formuler la fin de l'audition, énumérant les trois questions auxquelles nous devrons répondre, « en notre âme et conscience, sans peur, ni crainte, ni affection ».
Coup de marteau, nous nous levons et quittons la salle en file. Malgré l'agacement qu'il m'a provoqué, je ne peux m'empêcher d'être troublée : s'épuiser ainsi est-il le signe de sa réelle conviction, ou une théâtralisation grossièrement exagérée ? Je ne sais qu'en penser. Après ces cinq plaidoiries qui ont soufflé le chaud et le froid, il est temps de remettre mes idées en place et de me prononcer fermement. La porte se ferme sur le secret de la délibération, de longues heures sérieuses et pesantes.
Dernière entrée en file indienne. Nous seuls savons ce qui attend l'accusé. Le silence est lourd, les regards perçants. Je tente au mieux de ne rien montrer. Le verdict est lu en cinq minutes par le président avec toujours le même calme, la même fermeté. Cinq minutes pour annoncer un avenir : monsieur a voulu rejouer sa peine de vingt ans, il repart avec la même. Pas d'effusion, ni dans la partie des victimes ni de l'accusé. Tout le monde retourne à sa vie en silence. Nous rendons nos badges à l'huissier, symboliquement nous avons fini notre mission.
Je rentre chez moi, en repensant à cet accusé qui retrouvera sa cellule, à la famille de la victime qui continuera à vivre sans elle... J’ai le sentiment sincère que notre décision est juste pour les deux parties. Je ne suis ni triste, ni heureuse, je suis juste soulagée d'avoir tenu le coup, de savoir que ce week-end mes engagements associatifs vont me changer les idées. J'y participerais demain avec d'autant plus d'engagement personnel après ces cinq jours de procès qui n'auront que renforcé ma conviction que l'éducation est la base fertile de la société. Deux jours de coupure bienvenue. Lundi, ce sera un autre procès, un autre tirage au sort, un autre jour...
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