Journal d'une expérience inattendue - Procès 4: procès meurtre sur dépositaire de l'autorité publique, jour 2
Le réveil sonne tôt, plus tôt qu'à l'habitude, depuis le début du mois. L'habitude est prise. Ce matin, aucune obligation de me lever aux aurores, et pourtant, je ne traîne pas à sortir du lit. Si mon parking habituel est encore sécurisé par les forces de l'ordre, je risque de devoir tourner un moment dans le quartier.
La circulation sur la voie rapide est, comme bien souvent, chargée et ralentie. Des pimpons au loin me mettent en alerte, les gyrophares bleu arrivent par derrière et la double-voie remplie s'écarte : quatre motos, une voiture, deux fourgons puis deux voitures me doublent à vive allure. Nous sommes sur le trajet prison – tribunal. Il y a dans ce cortège pressé les deux accusés en route pour leur jugement. Leur passage me glace le sang.
Étrangement, et heureusement pour moi, les policiers ne sécurisent plus le parking, mais uniquement l'entrée du palais.
La matinée est consacrée à la personnalité des deux autres prévenus, l'un prêteur de cachette, et l'autre prêteur de papiers, conseillés par deux avocats du barreau local. Le sujet doit être moins passionnant, seuls quelques journalistes sont revenus écouter leur interrogatoire. Les autres ont dû trouver plus palpitant à traiter. Moins de journalistes, les mêmes proches, ainsi que quelques anonymes attendent calmement dans le hall, pour certains, un café à la main. Quelques policiers papotent, prenant des nouvelles des uns et des autres.
À nous tous, nous remplissons cette salle, où la curiosité des journalistes s'est faite plus discrète, moins oppressante. La peine sur les visages des familles reste la même, comme sans doute dans leur cœur depuis deux ans.
La cour entre, toujours aussi solennelle, et prend place avant d'annoncer la liste des intervenants : enquêteurs de personnalité, psychologues, témoins. Le président précise que ces deux-là sont jugés comme accusés connexes et non comme complices. Ainsi se pratique la justice, sur l'exactitude des mots. Faciliter une fuite, c'est un délit, participer au meurtre, c'eut été un crime. Une cour correctionnelle aurait pu tout à fait se charger de leur sort, sans presse, sans foule. Cependant, ils sont devenus des pièces jointes au dossier d'une « affaire » dont le principal accusé nie toute implication. Des pièces de premier choix puisque l'un d’eux a confirmé l'identité du tireur. Ainsi Mr A. a dénoncé Mr A. et ils sont assis à quatre mètres tout au plus l'un de l'autre. Autant dire qu'il n'y pas d'échange de regard, l'un évite l'autre.
La journée commence par l'examen de personnalité de Mr B. qui se lève triste, inquiet et résigné. Il aurait pu comparaître en liberté s'il n'avait pas été incarcéré pour d'autres délits postérieurs. De sa voix toujours posée et chaleureuse, le président l'invite à se raconter. La consigne même est un obstacle : se raconter, ça n'a pas de sens pour lui. Qu'y a t-il à raconter quand on a vingt ans à peine ? Trois petites phrases très simples pour résumer sa vie, c'est tout ce qu'il parvient à répondre. Identité, lieu de vie, activité. Les questions ne l'aident pas à nous en dire plus. Nous cache t-il une réalité qui lui porterait tort ? Ou en est-il juste incapable ? Son regard vide, le même que celui de mes élèves qui ne comprenaient pas ma leçon, me fait pencher pour l'incapacité. À propos de la famille ? « Chez nous, on ne se parlait pas. » À propos de son passé délinquant ? « Je n'ai pas eu de bons exemples et la délinquance, c'est facile. Mais dès que je sors, je pars loin. » La procureure cherche à lui faire expliquer ce projet de nouveau départ. Sa question est longue à aboutir, très longue, bien trop longue. Il ne sait que répondre : « Je ne comprends pas ce que vous me demandez. » La magistrate reformule, sans parvenir à raccourcir sa question. On voit dans le regard du jeune homme la concentration qui cède rapidement au flou. Sa réponse reste la même. Une troisième reformulation reste tout aussi inefficace, toujours aussi complexe dans sa construction. Plusieurs contextualisations, plusieurs suppositions, sont enchaînées sans respiration. Cette dame ne semble pas savoir poser des questions simples. Ou peut-être prend-elle plaisir à étaler son éloquence et à mettre le prévenu dans une impasse intellectuelle. Je me pose sérieusement la question. Face à cette incompréhension, le président prend en charge cette reformulation avec beaucoup de délicatesse : une courte de phrase de contextualisation, une pause, suivie d'une question courte : « Quels sont précisément vos projets de vie après la prison ? » Parler en public devant un micro et une centaine de paires d'oreilles tendues demande une aisance orale que maîtrisent les robes noires, pas ce prévenu mal à l'aise. Il est penaud, qui ne le serait pas dans cette situation ? Le jeune homme évoque son besoin de s'éloigner, de construire une famille avec sa femme et ses enfants et les difficultés à le réaliser. L'amour et la paternité feront-ils vraiment de lui un homme responsable ?
L'huissier accompagne la psychologue à la barre. Son analyse est claire : intelligence faible mais adaptée à la vie quotidienne, peu lié aux autres, immature et opposé à l'autorité, soumis aux règles du groupe. La procureure rebondit sur ce point central : l'appartenance à un groupe et sa capacité de décision. Elle veut mettre en lumière sa gestion de la cave mise à disposition des jeunes pour jouer aux jeux vidéos et boire des sodas. Cette fameuse cave où se seraient cachés le présumé tireur et celui qui l'accompagnait au moment des faits. Pas plus accessibles que les précédentes, reformulées à plusieurs reprises, ses questions amènent encore ce jeune homme dans une impasse d'expression. Il finit par s'agacer : « Qu'est ce que vous voulez savoir ? Y a pas de gang, pas de groupe. C'est pas Chicago chez nous. Ce sont juste des amis avec qui j'ai grandi. C'était le confinement, je n'avais plus de travail, on se retrouvait dans ma cave pour passer le temps. C'est tout. Y a pas de solidarité. Je suis seul à faire ma peine et personne n'aide ma famille qui galère. » Son avocate, qui comme a son habitude préfère s'avancer au centre de la salle pour se faire entendre, le secoue. Il doit être plus clair sur les freins à ce projet d'exil. Elle le relance, le guide, resserre le champ des réponses et enfin, il le dit : déménager nécessite de l'argent qu'il n'a pas mais, une fois le procès passé, il se fera aider par les organismes de réinsertion. Quelques échanges tendus entre avocats autour de cette réelle ou pseudo motivation se terminent par un rappel à l'ordre sévère du président : « Conformons-nous aux règles du débat. Il y a un tour de parole instauré, si chacun revient sur l'autre, on n'en finira pas. » Les tensions ne sont pas aussi pesantes qu'hier et pourtant les avocats ne baissent pas la garde, restent sur le qui-vive et parfois dérapent. Une pause aidera tout le monde à retrouver le calme.
L'enquêtrice de personnalité prend place devant la cour et confirme cette difficulté à parler de soi, malgré la bonne volonté qu’il a montré à discuter avec elle. Sa famille le qualifie de gentil mais, ils reconnaissent qu'il est agité, anxieux. Son éducateur ainsi que l'association de formation professionnelle parlent de lui comme d'un jeune parfois impulsif mais surtout gentil, investi, motivé. Il confirme de lui-même : « Je suis nerveux et solitaire, je ne suis bien qu'avec ma femme. »
Ce parcours diffère de ceux déjà entendu : pour une fois, je n'entends pas d'enfance triste. Pour une fois, j’entends des parents travailleurs, cultivés, des frères et des sœurs présents. Alors comment expliquer cette dérive vers la délinquance ? Peut-être un cadre un peu trop permissif, une accumulation de difficultés scolaires décourageantes et quelques rencontres de mauvaise influence...
Dès aujourd’hui, je ne mange plus avec les jurés. Hier midi, nous n’avions entendu que les formalités d’ouverture de cession. Les débats ayant commencé, il n’est plus possible de partager nos repas. Seule dans la petite saladerie du quartier, j'observe le défilé des étudiants et de quelques journalistes du procès. Installés à la table d'à côté, ils commentent le comportement des avocats puis rapidement parlent boulot : matériel, technique, hôtels. Ils sont en mission pour le procès mais ne sont pas d'ici.
L'ambiance dans le hall, en ce début d'après-midi, s'est vraiment apaisée. Le procès semble réellement prendre une tournure moins médiatique.
Le cas de Mr Ab., le prêteur de papiers, n'attire pas la foule mais la salle est toute aussi pleine que ce matin. La cour attend d'entendre se présenter ce jeune homme amaigri et objet de tics nerveux. Lui, il n'est pas dans la cage en verre, il comparait libre, assis à côté de son avocat au comportement paternaliste et rassurant.
Mr Ab. se lève mais ne sait pas quoi dire de lui-même : des frères, des sœurs, des échecs scolaires, un peu de délinquance... une vie en quelques mots rapides et lacunaires. Le président veut en savoir plus quant à son entourage et son éducation. « Chacun faisait sa vie après la mort de mon père. J'étais jeune, j'ai fait ma vie aussi. Aujourd'hui, depuis les faits, nous nous parlons plus facilement, on s'est ouvert les uns aux autres. » Son palmarès de délinquant et son opposition aux forces de l'ordre deviennent le sujet favori de l'interrogatoire des avocats, un levier pour démontrer qu'il n'est pas un saint. L'agressivité dans la voix de l'avocate de la partie civile révèle une envie de le pousser dans ses retranchements, et elle y parvient. De ce corps frêle, tendu de stress, quelques phrases sortent, remplies d'agacement et de désespoir : « Oui, j'ai des condamnations dans mon casier, de haut en bas, je ne vais pas mentir. Deux années de n'importe quoi. » Puis il raconte son suivi socio-judiciaire, sa formation, les petits boulots, la distance prise avec les amis du quartier, sa dernière altercation avec la police qui l'a rendu craintif. Ce contrôle d'identité lui fait dire que peu importent ses efforts pour se remettre dans le droit chemin, tout le ramène à ce meurtre qu'il n'a pas commis. Cette impasse, ce procès, l'angoissent profondément au quotidien.
Voilà de quoi nourrir l'interrogatoire copieusement long de l'avocate générale. Sa question nécessiterait plusieurs lignes et de nombreuses virgules entre la majuscule et le point d'interrogation. Mr Ab. fronce les sourcils pour ne pas lâcher le sens de cette très longue phrase qui se résumerait ainsi : un projet d'avenir constructif et coûteux en énergie résistera-t-il à l'envie d' assurer son image sociale grâce à l'argent sale et facile? Le jeune homme est résigné, il sait qu' il n'aura pas le choix s'il veut sauver sa peau, il n'y a plus d'avenir ici pour lui. Les avocats jouent ce jeu pervers de lui faire dire des évidences qui lui feront défaut au moment de leur conclusion, une fois qu'ils auront avancer tous leurs pions. Les fausses questions à base de :« Pourriez-vous nous confirmer... ? Avez-vous bien dit... ? » l'enfoncent. Ces questions fermées, décontextualisées, leur permettent de partager aux jurés des informations qu'ils ne peuvent pas citer, puisque la règle est d'interroger et non de discourir. Parfois, pour glisser une affirmation, une formulation toute faite surgit : « Nous n'avons pas le temps, mais nous pourrions vous interroger sur ... » Voilà comment orienter le débat sans poser de question, sans offrir de place à la réponse. Ces échanges stériles laissent la sensation que l'accusé n'est qu'un pion au centre de ce jeu d'échec oratoire entre avocats. Le jeune homme semble vidé d'avoir mis en jeu ce qu'il est.
Son frère est conduit par l'huissier, le trentenaire pose un regard sur ce jeune accusé qui est là, à sa gauche. Le président lui explique, et au public par la même occasion, que les proches ne prêtent pas serment, car les liens familiaux biaisent l'interprétation de la réalité. Il y a à la fois de la tristesse, du regret et de l'inquiétude dans ses yeux quand il parle de son petit frère « pas méchant », qui a suivi le mauvais exemple des grands. « Moi, j'ai fait quelques bêtises à son âge, c'est fini, j'ai une famille et je bosse, mais on a un frère qui a basculé complètement. On a peut-être eu une mauvaise influence sur lui. » Aucun souvenir de famille, d'habitudes quotidiennes, de bons moments partagés n'est évoqué. Par contre, il témoigne de cette soirée en question, quand il lui a avoué avoir été sur la scène du crime, sa panique totale qui l'a contaminé lui aussi. Les avocats de la partie civile le mettent face à ses responsabilités de grand-frère : pourquoi ne pas l'avoir mené au commissariat ? « C'était trop gros pour lui, il s'est retrouvé dans une histoire qui le dépassait. Je lui ai dit de se rendre mais il était terrorisé par la réaction des policiers s'il se rendait. Il était dans un tel état de panique, je ne vois pas comment j'aurais pu le forcer à monter dans ma voiture. » Devant ces deux frères anxieux, le président recentre le débat en mots simples et lents. Nous n'en sommes pas aux faits jugés, le sujet est la personnalité de Mr Ab., son évolution depuis sa sortie de prison, sa volonté de s'en sortir.
Le grand-frère partage ensuite son dépassement, le papa décédé, un deuil silencieux qui les éloigne les uns des autres, une maman qui surveille mais se fait embobiner par ses fils, lui qui a ses propres enfants. Il a fait ce qu'il a pu pour lui « tirer les oreilles » quand ça n'allait pas. Depuis son incarcération, il a vu son petit frère se motiver dans une formation, trouver de l’intérim. Puis l'annonce du procès l'a plongé dans une grande angoisse, tout s'est disloqué. Depuis, il le soutient comme il peut.
La salle est calme, chacun écoute dans une torpeur digestive les pièces de l'enquête : le président lit la déposition de ce témoin le lendemain de l'arrestation du prévenu. L'assemblée entend le récit que lui a confié Mr Ab. le soir-même : un achat de stupéfiant auprès de l' « Excellent » qu'il connaît à peine, la femme discutant avec un homme sur son territoire de vente, le vendeur qui s'éloigne pour aller lui parler, lui qui attend, le coup de feu, la fuite, la découverte de l'identité policière sur les réseaux, la panique, l'envie soudaine de partir en vacances, la disparition. Ce grand-frère l'affirme, il y a eu un avant et un après cette nuit-là, il a mûri, ils ont reconstruit cette relation de frères que le deuil du papa avait anéantie.
Une pause fera rentrer de l'air frais dans cette salle saturée de chaleur, de somnolence et de concentration coûteuse.
La nouvelle enquêtrice de personnalité avait installé son dossier, posé sa veste, pris ses marques, bu une gorgée d'eau pendant la pause. Jean, baskets, haut coloré, elle a une allure jeune et dynamique, sa voix semble en être le témoin. Pourtant quelques ridules et son aisance prouvent qu'elle a quelques années d'expérience pour elle. Si certains experts s'adressent globalement à la cour, elle, elle s'adresse pleinement aux jurés avec douceur et didactique. Sa rencontre avec le prévenu a eu lieu six mois après les faits. Poli, respectueux, bien que peu bavard au sujet de sa découverte du monde des trafiquants lors de son emménagement dans cette ville, il lui a raconté l'impact de la mort de son père, la tristesse gardée pour lui, la maman dépassée et protégée de la réalité par ses frères, le manque de communication, la colère... Ses bulletins scolaires dépeignent un ado perdu, colérique, démotivé. Les éducateurs qui l'ont pris en charge suite à sa déscolarisation sont plutôt élogieux en son endroit : charismatique sans le savoir, bon médiateur, intelligent, agréable, à condition qu'il ne soit pas contrarié par un sentiment d'injustice. Ses proches rejoignent ce témoignage. Arrivé à la majorité, au cœur d'une famille silencieuse, l’appât de l'argent facile a eu le dernier mot. Les vols et le trafic ponctuaient son quotidien. Sa seule sortie de secours dorénavant, il la connaît : quitter le quartier et ces fréquentations après le procès. Le tour de questions ne fait pas varier l'interprétation de cette experte : il s'agit d'un jeune qui a poussé seul, avec un deuil parental en suspens, sans outils de communication, qui a trouvé de la facilité dans la délinquance et qui aujourd'hui prend conscience de ses erreurs et n'aspire qu'à une vie calme avec sa femme et ses enfants.
Quelle est la part de vrai ? Aspirer à une vie calme, plutôt qu'à l'incarcération, c'est humain. N'importe qui proclamerait cette envie de nouveau départ. Voilà pourquoi l'intervention de l'enquêtrice de personnalité vient faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre...
Dans la salle d'audience, pas d'horloge, les portables sont éteints et un raie de lumière laisse deviner l'avancée du jour. Devant moi, une jeune journaliste pianote frénétiquement des messages sur la décoration de sa cuisine, compulse sa messagerie professionnelle, mais ne pas semble chercher à démêler le vrai du faux. Le procès risque d'être long pour elle... Au moins, j'aperçois sur son écran l'heure qu'il est. Nous entamons bientôt la fin de journée.
Le président propose des lectures complémentaires, le moment opportun pour éclairer les débats par des pièces d'enquête choisies à bon escient par les parties afin d'appuyer sur des aspects peu évoqués ou mis de côté par la partie adverse. La fatigue se fait sentir. Le débit de lecture est moins rythmé, les avocats se concertent à voix basse ou rangent leurs dossiers, l'assistance tient bon. Au grand soulagement de tout le monde, aucune question ne vient approfondir ces lectures.
C'est lu, c'est entendu. Bonsoir, à demain.
En regagnant ma voiture, je réalise pleinement combien l'ambiance a changé depuis la veille. Voilà une journée plutôt calme, les jurés devraient tenir bon si le reste du procès maintient ce ronron technique, allégé en journalistes et en tensions. La presse ne reviendra peut-être que pour le verdict ? Je l'espère, mais quelque chose me dit que l'évocation des faits, les témoignages des enquêteurs, des proches de la victime risquent bien de faire revenir les assoiffés de scoops et les tensions avec...
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