Celle qui rêvait devant sa télé / Celui qui a claqué la porte de sa thèse
Le festival prend son souffle, la rue Saint-Agricole puis la rue de la République rendues piétonnes fourmillent de passants cherchant le nom des rues, discutant des pièces vues ou déguisés en costumes de scène. Aujourd’hui, le Mistral fait son entrée magistrale : il souffle assez fort pour secouer les affiches qui tapissent les rambardes. Effectivement, pour une fois il ne fait pas une chaleur écrasante, le ronron des clims ne chante pas en duo avec les cigales.
Le premier comédien qui m’aborde raconte ses trois personnages de grands-mères centenaires dévoilant la vie secrète du 4ème âge, avec humour et sans filtre, écrit à base de témoignages récoltés en EHPAD. Décidément, le destin met sur mon chemin des rencontres à l’image de mon actualité. Vendredi, deux octogénaires m’ont expliqué avec le sourire qu’elles n’avaient plus de temps à perdre à parler du passé, qu’elles ne voulaient plus que profiter à fond du présent. Exactement le sujet de la pièce qui m’est expliquée par le jeune comédien enthousiaste.
Je poursuis ma route pour être à temps au studio radio installé en plein air. Passant par les petites rues que je sais me raccourcir la distance, je découvre des placettes et des ruelles habituellement vides, confidentielles, qui se sont parées de leurs plus beaux atours pour le festival. Les restaurants ont doublé leur terrasse, parfois quadruplé. Les serveurs installent de jolies nappes à carreaux et des petits bouquets de fleurs, le genre d’attentions particulières que l’on fait quand on reçoit du beau monde.
L’émission radio a déjà commencé. Les régisseurs, l’animateur et l’invité tentent de s’entendre malgré le bruissement du Mistral, le petit train qui klaxonne, la benne à verre qui se vide et une troupe qui diffuse une musique électro un peu plus loin. Une jeune fille tente de danser avec ses deux grands pans de tissus transparents, en tentant d’apprivoiser le Mistral qui s’est invité dans sa chorégraphie.
Celle qui rêvait devant sa télé
Une jeune femme prend place au micro, accompagnée de près par un jeune homme qui ne la lâche pas du regard. Je l’entends parler de sa scène partagée avec trois autres humoristes belges. Son seul en scène aborde avec un humour décapant les conflits occasionnés par sa double nationalité belge et camerounaise. Loin d’être un problème pour elle, ces doubles origines sont une source de situations cocasses à partager dans la bonne humeur. Cette jeune femme est pleine de vie, elle semble sûre d’elle, déterminée, mais du genre généreuse et abordable. Je vais donc à sa rencontre. Elle se retourne vers ce jeune homme toujours près d’elle pour lui demander : « J’ai le droit ? » Il lui sourit avec un grand oui de la tête.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez décidé d’être comédienne ?
« Facile ! Le soir où je regardais le spectacle Papa est en Haut de Gad Elmaleh à la télé. Il me faisait rire. Je me suis dit : « Ce qu’il fait, je sais le faire. Je fais rire tout le monde autour de toi. Mais lui, il est dans une salle immense. C’est ça que je veux faire ! » J’avais huit ans ! »
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis, je suis comédienne ! »
« Le jour où j’ai fait la première de Gad Elmaleh !
Je me suis fait remarquer dans un atelier du collège par les copains, les profs. Mes parents n’en savaient pas grand-chose. Quand ils ont appris, ils devaient penser que ça aller me passer. Je n’ai pas demandé l’avis de personne, j’ai continué à monter sur scène tout en suivant mes études. Peu à peu, je me suis fait connaître dans ma ville puis en Belgique, les salles étaient de plus en plus grandes. Et un jour, le producteur de Gad Elmaleh m’a appelée pour me proposer de faire sa première partie lors de son passage à Liège. Partager les coulisses avec lui, le rencontrer et savoir ma mère dans la salle, c’était une soirée où le rêve se réalisait. Je me suis dit : « Après ça, tout le reste, ce ne sera que du bonus ! » Et depuis, son producteur est devenu le mien ! Tout ce qui m’arrive depuis, c’est du boulot, mais c’est que du bonus ! »
Et ça, grâce à qui ?
« À ma détermination avant tout, et puis je dirais, au producteur de Gad Elmaleh qui m’offre la chance d’accéder à la marche supérieure. »
Le jeune homme derrière elle valide et lui indique son prochain rendez-vous. Voici en marche une jeune perle pétillante qui découvre la collaboration avec un agent.
En observant la petite vie de cette place, je comprends que les comédiens invités tractent à quelques mètres de nous en attendant leur heure de passage. Les jours et les heures du festival sont comptés quand la ville fourmille de potentiels spectateurs indécis.
Celui qui avait claqué la porte de sa thèse
Le temps de la diffusion d’une chanson, l’un deux s’approche et embrasse chaleureusement l’animateur radio. Ce quadragénaire méditerranéen et souriant semble très à l’aise. Il est accueilli comme un revenant du festival après quelques années d’absence. L’invité revient sur l’obstacle COVID et l’arrivée de la maturité avec la naissance de son petit garçon. Ce nouveau rôle de père et ce petit garçon qui découvre le monde sont la source d’inspiration de son nouveau spectacle musical. Il y parle de transmission, d’envie de changer le monde, d’idéalisme, avec une dose d’autodérision, une note d’humour, un parfum de profonde humanité. Mais attention, il ne faut pas compter sur lui à certaines dates, puisqu’il sera jury au bac.
Cet homme a donc une double casquette, je suis curieuse. Prof de maths et comédien-auteur-compositeur-chanteur, cela peut paraître dichotomique, mais je sais bien que faire cours, c’est un peu faire du théâtre : présence, occupation de l’espace, gestuel, adresse, voix… L’invité sort du studio improvisé avec un sourire solaire et une étincelle de malice dans le regard. Les trois questions l’interpellent.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez décidé d’être comédien ?
« Je pourrais parler de plusieurs étapes, mais le jour décisif, c’est simple. J’étais major de promo en maths fondamentales, ma bourse de thèse était acceptée et j’étais enfin assis dans le bureau de fac qui me permettrait de faire des années de recherches financées par l’État. Ces quatre murs et ce bureau isolé des autres m’ont fait me demander ce que j’étais en train de faire. Je suis quelqu’un qui a besoin de communiquer. M'imaginer plongé dans des recherches, seul avec des formules pendant des années, m’a déclenché une crise d’angoisse. J’ai quitté le bureau en me disant que ce ne serait pas possible. J’ai rassuré mes parents en m’inscrivant dans une école de multimédia parisienne. Je ne savais pas encore que j’y débarquerais à la période des concours d’école de musique. Je les ai tentés, pour voir ce que mon niveau valait. Chaque concours présenté m’ouvrait la porte d’une école. L’une d’elles m’a proposé un cursus de formation professionnelle, alors l’école multimédia ne m’intéressait plus. C’est là qu’a commencé ma vie d’artiste ! Le jour décisif reste donc celui où j’ai claqué la porte de mon bureau de thèse. Sans cela, il n’y aurait pas eu ce parcours de rencontres, de formations, de projets.»
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis, je suis comédien ! »
« La première fois que je me suis senti artiste, c’est quand j’ai gagné mon premier tremplin de talent avec ce nom de scène que m’avait choisi une amie. Mais la première fois que je me suis senti comédien, c’est en interprétant le monologue de Ruy Blas devant Jean-Laurent Cochet (professeur de Carole Bouquet, Fabrice Luchini, Bernard Giraudeau…) et qu’il m’a dit : « C’est du bon travail ». Son jugement m’avait un peu légitimé.»
Et tout ça, grâce à qui ?
« Facile, à ma femme ! On est ensemble depuis quinze ans. Elle est aussi artiste, à côté de sa formation de pharmacienne. Moi je suis agregé de mathématiques, j’aménage mon temps pour exprimer mes deux passions qui peuvent paraître si éloignées (mais pas tant que ça): les maths et la musique. Tous les deux, on partage cette double vie, on se soutient mutuellement. Sans elle, j’aurais sans doute abandonné depuis un moment.
Et puis je dirais aussi un grand merci à mes parents qui m'ont toujours soutenu!»
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