Servir et ne rien dire, Chicago, dans les années 1960
Chicago d'antan, pour qui a regardé quelques films américains, évoque le luxe, le banditisme, la police corrompue... Quand Pierre raconte ses années de travail dans la ville de Capone, il dépeint une série de portraits que l'on pourrait croire sortis du grand écran. En voici quelques uns...
Son travail dans un hôtel de luxe lui fit côtoyer une clientèle d'hommes d'affaires et des familles de riches industriels locaux. Parmi eux, ceux accompagnés parfois de leur famille, parfois de jeunes filles filiformes et discrètes. Servir et ne rien dire. L'un d'eux lui lança un regard noir quand il le recroisa au milieu de la nuit, dans un « diner », entouré d'hommes patibulaires. Cet échange de regard n'avait appelé aucun commentaire...
Chaque jour, un millionnaire s'asseyait à la seule table couverte d'une nappe en papier, sur laquelle il signait ses contrats à plusieurs zéros. Notre héros le revoit offrir des voitures à ses meilleurs employés et des fourrures à ses plus gentilles compagnes, lors de ses soirées orgiaques de Noël ! Servir et ne rien dire.
Pierre, toujours professionnel, n'aurait su dire qui, parmi ses habitués, trafiquait ou pas. Le mieux à faire pour vivre tranquille était de ne poser aucune question.
Pourtant il avait à ses côtés un indicateur de valeur : le barman du club privé, un Coppola. Un nom connu dans le banditisme local. Celui-ci avait pris la tangente en s'engageant dans l'armée après des années de business de rue et avait choisi une vie de repenti. Cela n'empêchait pas ses anciens amis de lui rendre visite.
L'un d'eux venait quotidiennement déjeuner à sa table réservée, près du téléphone, son téléphone en fait. Un jour, sous le nez de Pierre, il ria à gorge déployée avec Coppola, devant un courrier. Servir et ne rien dire. Le barman lui raconta que son ami se régalait à recevoir un trop perçu des impôts, pour ses affaires de blanchisseries. Il s'appelait Capone, un frère d'Al ! Servir et ne rien dire...
Chicago était aussi une ville de musique. Souvent après le service, notre homme et ses collègues allaient de bars en petits bars écouter de futurs grands noms du jazz : Ella Fitzgerald, Sammy Davis Junior... Le seul jour de repos où il céda à l'appel du beach volley qu'il adorait, il salua Eartha Kitt qui bronzait sur la plage, entre ses deux molosses.
La ségrégation gardait la dent dure. La période restait secouée par de violentes manifestations antiségrégationnistes. Notre homme fit sa part dans le changement, rare à se porter volontaire pour servir le célèbre Nat King Cole et sa famille, ou encore un chirurgien afro-américain de l'hôpital du quartier sud, quand les autres employés du restaurant chic faisaient la moue devant cette mission.
Tant qu'il était « captain » (maître d'hôtel), Pierre garda toujours ses distances avec cette riche, hétéroclite et généreuse clientèle. Mais quand il ouvrit son propre établissement, il découvrit l'envers du décor et tout cela ressembla à un piège pour remettre ce gentil français à sa place de maître d'hôtel... ou lui faire quitter la ville.
Un type louche débarqua dans cette magnifique villa qui avait appartenu autrefois au célèbre William Randolph Hearst. Il insistait pour rouvrir la salle de tripot clandestin oubliée à l'étage. Pierre bien réaliste sur sa situation d'immigré travailleur refusa de prendre ce risque. Étrangement, dans la foulée une soirée fut commandée par le groupe des riches voisins. C'eut pu être une belle opportunité de se faire connaître, si l'arrivée impromptue du shérif n'avait pas jeté un froid. Pierre, qui menait sa soirée de main de maître ne s'en inquiéta pas. Mais il sut que le tour était joué, quand il découvrit que la licence d'alcool avait subitement disparu. L'aventure s'arrêta là, dans une vive agitation.
Mais le jeune trentenaire voulut y croire encore et ouvrit un second établissement. Le fils du shérif venu réclamer un verre d'alcool un dimanche matin (matinée de stricte interdiction de vente de spiritueux) lui indiqua qu'il restait dans le collimateur... D'un aléa à l'autre, le shérif termina par lui aboyer : « Mais qu'est-ce qu'il veut le français ? Je vous vois trop, je vous entends trop ! Sortez ! » Une manière peu polie de lui signifier qu'il n'avait pas intégré le cercle de ses protégés. Sur les conseils d'un ami, Pierre se résolu à fermer son établissement et à quitter la ville. Le shérif avait le droit et l'autorité pour lui, les faisant respecter selon son propre entendement...
Mais rassurez-vous, notre héros ne manquait pas d'énergie pour rebondir, ailleurs !