Les hommes donnent une grande importance au récit de leur évolution professionnelle. De différents horizons, mes raconteurs ont tous connu des parcours différents, et ceux nés avec une carrière toute tracée ne furent pas forcément les plus heureux, à moins d'imposer sa façon de voir!
Jean-Marie et Paul, devenus la bouche de trop à nourrir, furent obligés de partir à la recherche d'un petit boulot ou d'un centre de formation d'entreprise pour gagner leur croûte. De choix en paris, l'un est devenu chef d'entreprise accompli, l'autre professeur passionné.
Albert, lui, renonça à son talent d'artisan pour pérenniser l'entreprise familiale, quitte à ne pas aimer son travail. Un sacrifice consenti, compensé par l'artisanat à temps perdu devenu son équilibre quotidien et la joie de sa retraite. Peut-être avait-il été satisfait d'avoir accompli son devoir à défaut de s'être épanoui.
Robert, lui, avait claqué la porte de la ferme pour gagner sa croûte à l'usine. Pris en étau entre l'autorité d'une direction industrielle peu humaine et la pression unilatérale de l'engagement syndical, il sut qu'il n'était pas fait pour être employé. Il ne tarda pas à reprendre la route de la ferme, prêt à épauler son père, mais à ses conditions. Ils seraient associés. La jeunesse donne de l'ambition, une envie d'améliorer sa vie, de ne pas subir sa profession comme leurs parents. Il avait vu son père agriculteur composer avec les aléas des saisons, des maladies, des nuisibles. Il avait trop vu les renoncements, les frustrations et la fatigue. C'est au service militaire que la clé de son échappatoire lui apparut. Des caisses de fruits produits par son père étaient envoyées aux casernes, à l'autre bout de la France, après avoir été achetées par un fournisseur. Se charger lui-même de la livraison de ses productions mettrait un peu de beurre dans ses épinards. Ainsi, de tatonnements, en expériences et en challenges, ce monsieur est devenu le plus gros exportateur de fruit du département, agrandissant sa propre exploitation et raccourcissant toujours plus le circuit de préparation à l'envoi. Notre homme n'a jamais fait d'école de commerce, son intelligence pragmatique et son goût du défi furent les ressorts de son ascension. Quelques rencontres providentielles l'aidèrent à voir toujours plus grand. Il avait réussi son pari personnel : ne pas connaître la même vie que son père. Sa fatigue à lui c'étaient les déplacements, le cours des fruits, les dossiers bancaires, les négociations mais son niveau de vie lui offrait des possibles auxquels son père avait dû rapidement renoncer.
Qui plaindre le plus au fond ? Celui qui démarre sa vie sans bagage ou celui qui porte le poids d'une transmission imposée dès sa naissance ? Chacun fait ce qu'il peut avec ce qu'il a sur sa ligne de départ... Robert lui a su tirer son épingle du jeu: accepter cet héritage pesant, fruit des efforts de ses aïeux, pour en faire son propre projet, à l'image de ses ambitions!
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