nouvelle vie à Palm Beach (Floride années 1950)
Pierre, bien que blanc, connut la méfiance des autorités envers les étrangers, mais surtout leur manque de culture !
Un midi, une jolie mannequin accompagnée de pilotes de voiture débarquèrent à son restaurant. Serveurs et pilotes, tout le monde bavarda cylindrés. Le repas terminé, la jeune demoiselle raconta qu'elle s'ennuyait à Palm Beach, et proposa aux serveurs de la retrouver sur la plage. Pierre, toujours prompt à venir au secours des personnes malheureuses, n’était pas contre... Le soir même, il raccompagna ce joli brin de fille à son hôtel pour y boire un dernier verre au bar. Une chouette soirée.
Le lendemain matin, à neuf heures, il retraversa la ville pour l'emmener à la plage. Neuf heures, c'est tôt à Palm Beach, quand toute la ville fait la fête tard dans la nuit chaque soir. Devant l'hôtel encore calme, deux flics l'ont interpellé et embarqué au commissariat de West Palm Beach, sans explication. Sur leur bureau, un dossier avec le nom et la photo de la jeune fille, et son hôtel. L'interrogatoire en règle commença : identité, origine, contrôle des papiers et de l’emploi du temps. « Où étiez-vous tel soir ? » Pierre se rappela être allé dîner seul dans un restaurant du quartier Est, plus modeste. Étrange, selon les enquêteurs, pour un serveur de belles tables. Il lui fallut expliquer que son porte-monnaie n’était pas aussi rempli que celui de ses clients ! Les flics lui expliquèrent que dans cet hôtel, une vieille dame avait été dévalisée par un grand homme, brun, mince, avec un grand nez et un accent. « Un grec ! » ont-ils fini par dire. A la fois choqué et rieur devant leur manque de culture, Pierre leur expliqua que grec et français, ça n'était pas pareil !! Prouvant ainsi son innocence, le capitaine s’est adouci.
En le raccompagnant, le chef ayant vu son permis militaire français lui demanda d'où il venait. Il lui expliqua où était Blois, à côté de la « américan base of Chateauroux ». Ce flic américain lui apprit avoir été dans un équipage de bombardement de Blois à la Libération, un dimanche de Pentecôte. Quelle stupeur pour Pierre de réaliser que c'était le jour de sa communion ! Il s’en souvenait parfaitement et le lui raconta.
Sa famille était allée dans une maison au bord de la Loire, à neuf kilomètres de chez eux, pour la fête, le dimanche 11 juin 1944. A dix heures du matin, quand les sirènes ont sonné, ils n'ont pas été à l'abri habituel, près de chez eux, près du pont. Son père n'avait plus de quoi payer l'essence pour la voiture de son copain qui pouvait les ramener. Ils durent se résoudre à attendre que le danger passe, loin de leur abri. Peut-être avaient-ils entendu ou vu le passage des troupes allemandes de Römel qui remontaient en char vers la Normandie ? Peut-être étaient-ils au courant qu’elles avaient traversé le pont de Blois dans le mauvais sens, terrorisant tout le monde ? Mais ils ne semblaient pas savoir que les Américains, maîtres du ciel depuis que les Allemands n’avaient plus guère de pilotes et d'essence pour faire voler leurs avions, avaient décidé de les bombarder sur le pont de la ville. Des bombardements, il n’y en eut pas beaucoup à Blois, alors Pierre se souvenait clairement avoir vu les petits points noirs, dans un ciel dégagé, tomber sur ce pont près duquel leur maison et leur abri auraient dû les protéger. En retournant chez eux, ils découvrirent leur habitation en partie détruite ! Ils réalisèrent quelle chance ils eurent de ne pas avoir été là ! Pierre avait déjà sa bonne étoile pour lui.
Il en plaisanta avec le flic : « A dix ans, vous me bombardez, et aujourd'hui à vingt-cinq ans, vous voulez me mettre en prison ? » Le flic a ri et lui donna sa carte, « au cas où ». Pierre lui fit remarquer son rendez-vous raté avec la jolie mannequin qui avait dû penser qu’il lui avait posé un lapin. Il ne l'a jamais revue. C’était sans doute toujours un moindre mal, mieux qu’une garde à vue ou un emprisonnement au faciès !
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