Elle était là, au bout d'une petite rue qui en croisait une autre, la maison recherchée. Coincé entre deux autres maisons grises du hameau, cet ancien corps de ferme en pierres avait le charme d'un cottage anglais. Barrière et portail en bois ridé mais verni, volets peints de couleur pastel, jardinières de géraniums fleuris et gravier de la cour ratissé au cordeau.
Qui, séjournant dans cette chambre d'hôtes, imaginerait ce que moi-même j'avais bien des difficultés à réaliser ? Qui pourrait imaginer qu'une famille pauvre, comme l'étaient toutes celles du hameau, avait habité ici ? Si pauvre que six des enfants avaient quitté la famille pour partir à la conquête de l'or. Parmi eux, une aïeule, une arrière-grande-tante, dont le parcours me fascine.
Devant cette maison, je pensais profondément à elle. Je l'imaginai avec sa valise, du haut de ses dix-sept ans, embrasser ses parents sans savoir quand elle pourrait les revoir. Elle partait, loin et pour longtemps. Les enfants de ce hameau, ne connaissaient probablement pour la plupart que leur vallée, en retrait, leurs forêts, leurs rivières, leurs sommets. Combien de fois étaient-ils descendus à la grande ville la plus proche, habitée par quelques dizaines de milliers d'habitants, eux qui côtoyaient les dix même familles perpétuellement ?
Alors, la jeune Marie, en 1889, que pouvait-elle s'imaginer du périple qui l'attendait ?
Trois semaines de voyage, en train et en bateau pour rejoindre… la Californie et le futur mari auquel elle était promise. J'eus peine à imaginer cette jeune Haute-Alpine, chaperonnée par un membre de sa future belle-famille, découvrir Paris, Le Hâvre, la mer (rien que ça), New York et les grands plaines...Les Hauts-Alpins, rares hommes résistants à la rudesse de la vie et du climat dans ses contrées, étaient facilement embauchés pour garder les troupeaux. Une belle communauté de congénères y attendait donc Marie. Clou de la chose, elle y épousa un aïeux de mon côté maternel ! On se mariait bien volontiers avec ceux dont on partage les origines. Des traditions, une langue, des noms auxquels elle pourrait s'accrocher pour découvrir ce pays, au-delà de l'océan, très loin de ses proches.
Quand même ! Mais quelle vie !
Si on ne peut pas dire que les cinq-mille autres aventuriers de leur vallée revinrent les poches remplies de pépites d'or, Marie et Franck ont su, en tous cas, faire prospérer une affaire, y faire leur vie, y mourir et laisser une descendance aujourd'hui américaine.
Quelle joie de les rencontrer, eux faisant la route inverse à la recherche du village de leurs origines ! Quelle émotion de les voir admirer le petit corps de ferme au bout de cette petite rue qui fut le berceau de leur famille.
Mes arrières-arrières-grands-parents, sur le seuil de leur ferme en terre battue, sans doute soulagés de voir leurs enfants tenter leur chance pour sortir de la misère, sans doute tristes de ne pouvoir les voir grandir, auraient sans doute été fiers de voir leur descendance cent-vingt-cinq ans plus tard, venir se recueillir devant leur charmante ferme devenue cottage !
Aujourd'hui, dans ce hameau, une dame très âgée rencontrée au coin d'une rue, se souvient de l’extrême pauvreté et de la faim qu'elle connut au début du siècle. Elle est certainement le dernier témoin de ce que les touristes des chambres d'hôtes n’imaginent pas derrière ce cadre de vacances aux allures de carte postale...
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