Journal d'une expérience inattendue - Procès 4: procès meurtre sur dépositaire de l'autorité publique, jour 8
Mêmes horaires, mêmes décors, mêmes curieux auxquels s'ajoutent quelques nouveaux visages. L'accès au Saint des saints du tribunal est devenu une ritournelle lassante. Il flotte dans l'air une fatigue générale, de tous bords, teintée d'une touche supplémentaire de tension. Alors que chaque nouvelle audience nous rapproche concrètement du verdict, chaque intervention, chaque nouvelle révélation, chaque pion avancé par les avocats peut devenir décisif. Les sœurs et amies des accusés sont éreintées d'être immergées chaque jour dans cette foule assoiffée de justice et nourrie de qu'en dira-t-on. L'une d'elle, la plus âgée, souriante mais pas naïve, est enceinte. Malgré la lourdeur de son ventre et la fatigue qu'elle traîne avec, elle veille à rester neutre et polie avec tout le monde. J'ai cru comprendre que deux d'entre elles sont des proches de Mr B., la dernière est proche de Mr A. Personne ne semble soutenir Mr Ab., mis à part son avocat qui lui paraît sincèrement dévoué. Les accusés vont avoir besoin de soutien en cette matinée d'interrogatoire. Ces trois jeunes hommes vont être sous le feu des questions revenant sur les derniers éléments mis en lumière. Leurs réponses vont être analysées au mot près par ces robes noires, spécialistes de la nuance et de la déduction.
Même file d'attente, même place dans les premiers du rang mais toujours trop éloignée des six premières places prisées. Sans étonnement, la sangle se referme à quelques mètres de mois. Je papote un peu avec quelques retraitées reconnues. Ma nouvelle copine de file d'attente, M-A, n'est pas loin. Quand les moins persévérants (ou les moins fous?) renonceront à attendre, elle me rejoindra facilement. Le sujet des conversations autour de moi devient brûlant. Officiellement annoncé pour jeudi soir, le délibéré pourrait se tenir vendredi matin. Tout dépend de la longueur des plaidoiries. Cette tension palpable efface la discrétion de certains que l'on entend clairement partager leur prédiction de verdict, bifurquant sur l'état de la société, de la jeunesse et des prisons. Nostalgique de leur jeunesse, ils parlent du délabrement de la société actuelle. Leur discussion n'a aucun filtre de nuance ni de volume sonore. Une petite jeune femme lève le nez de son cahier. Je ne l'avais qu'à peine remarquée. Ces échanges a priori privés mais devenus publiques l'agacent. Elle bascule d'un pied sur l'autre, ne laissant que les mimiques de sa bouche retenir son énervement. « De toutes façons, quand on voit que nos impôts servent à payer des prisons qui sont en fait des centres de vacances... » Elle ne peut pas laisser cette phrase se finir, elle tape du pied, devient toute rouge et les interrompt. Du haut de sa fraîche vingtaine d'années et de son petit mètre soixante, en balançant son carré de cheveux blonds et les fixant avec ses grands yeux bleus, elle les défend de continuer : « Je ne peux pas vous laisser dire ça. Je prépare le concours de direction pénitentiaire et fais mes stages sur le terrain. Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! Il faut arrêter d'écouter BFM, Cnews et compagnie ! Je peux vous garantir que les détenus ne sont pas au Club Med ! Aucun d'entre vous n'aimerait y être !» Étrangement, les retraités se détournent et grommellent leur réponse en petit comité. Son exaspération est extrême, comme on la reconnaît chez les jeunes œuvrant à leur métier avec cœur et dont l'engagement ne supporte pas les jugements injustes bâtis à l'emporte-pièce. Elle bredouille même encore un peu quand nous nous mettons à discuter. Je découvre un bout de jeune femme passionnée par son futur métier. Titulaire d'un master de droit, envisageant la magistrature des tribunaux, elle a changé de projet en découvrant la prison lors d'un stage. C'est franchement désarçonnant de rencontrer une si jeune personne attirée par ce métier inattendu que d'être directrice de prison. Elle me raconte son sentiment d'utilité et de justice : incarcérer pour protéger la société d'autres méfaits, pour reconnaître les victimes, pour couper les inculpés de leur milieu souvent déstructuré, et leur permettre de prendre un nouveau chemin s'ils acceptent la perche tendue. J'espère en moi-même qu'elle n'ira pas de désillusions en désillusions, mais après tout, elle connaît mieux le milieu carcéral que moi qui n'y ai jamais mis les pieds ! Elle remet vite le nez dans son cahier. Son concours approche, elle est studieuse et déterminée à le réussir.
Une place après l'autre, de temps à autre, le gardien fait entrer les dernières pimpantes championnes de sprint coincées derrière la sangle. Me voilà enfin juste devant le gardien avec M-A. Elle s'étonne de ces gens qui proclament leurs opinions publiquement comme s'ils pensaient rassembler l'assentiment de tous. « Tu te rends compte ? Tout à l'heure, un homme disait à son voisin que pour lui, le meurtrier mériterait perpétuité incompressible, voire la peine de mort si elle existait encore. Bon, c'est son avis. Mais quand il a demandé au monsieur devant lui ce qu'il en pensait, l'homme grand et baraqué s'est retourné triste comme les pierres en répondant qu'il n'en savait rien parce que le meurtrier, c'est son neveu, qu'il a fait quelque chose d'affreux mais qu'il aime son neveu et que tout ça le déchire. On dirait que les gens viennent donner leur avis sur un film sans se soucier des familles prises dans ce cauchemar. » Je me pose honnêtement la question de ma réaction si un proche mettait un doigt dans cette spirale infernale de la drogue et de la délinquance jusqu'à commettre un meurtre...
Je ne regarde même plus l'heure sur l'écran, la pause matinale est passée depuis un moment. Mes talons commencent à manifester leur ras-le-bol, mais je ne renonce pas. Arrivera ce qui arrivera au moment où ça arrivera... En attendant, quelques étirements discrets m'aident à tenir debout devant le gardien.
« Allez, il reste une place » annonce l'officier, il tente d'être aimable malgré son regard toujours aux aguets d'une raison de grogner. M-A me gratifie d'un clin d’œil et d'un :« Vas-y, tu l'as bien mérité ». Merci M-A de ta bienveillance. Je jette un coup d’œil à l'écran de la porte : midi. S'il me fait entrer, c'est qu'il doit estimer qu'il reste encore quelques questions à poser aux accusés. Même une demie-heure, je prends ! L'homme en uniforme m'indique : « Faufilez-vous discrètement, il y a une place en entrant à gauche. » J'entre à pas de loups dans cette pièce où tout le monde a les yeux rivés sur la procureure.
L'avocate générale est debout à son micro, les longues manches de sa robe noire ramenées sur ses coudes, elle questionne Mr A. accusé du meurtre de Mr M. Tous les proches de la victime fixent ce jeune homme qui reconnaît avoir tiré le coup de feu mortel. L'accusé n'esquive rien, il répond à chacune des questions clairement, calmement et par de courtes phrases. La salle suit du regard ce va et vient oratoire comme l'on suit un match de tennis. Pour justifier sa fuite et son long déni, il avance le mal-être psychologique, la pression médiatique affolante et les conditions de détention oppressantes. Il explique qu'il n'était pas prêt à affronter le regard des policiers, des proches et des médias, qu'il s'est enfermé dans une bulle. Quand la procureure lui demande ce qu'il a à dire aujourd'hui à ces proches à qui il a refusé toute explication jusque-là, il répond : « J'ai honte, vraiment, et je veux que tout le monde ait des réponses. » Le soleil l'éblouit, l'incommode, mais il ne se plaint pas et tâche de rester face au micro. Il n'y a aucune fenêtre aux murs de cette salle qui est isolée de tout. Une seule immense baie vitrée au dessus du président, cachée par un monumental caisson, diffuse la lumière naturelle par réverbération indirect. Aucun paysage à regarder, aucune curiosité extérieure possible. Aucune lumière directe, sauf entre dix-heures trente et treize heures. À ces heures-là, un mince rai de soleil balaie l'auditoire. Nous sommes à cette heure précise où le soleil éblouit Mr A. et les journalistes. Le président, toujours précautionneux quant au respect de tous, demande à fermer le rideau automatique. La lourde et lente machinerie occasionne quelques chuchotements de voisinage. Soudain, l'éclairage artificiel nous plonge dans une ambiance qui n'a plus d'heure et qui offre à l'accusé de pouvoir regarder le président dans les yeux.
Quand vient le tour de questions de Me B., son propre avocat, l'accusé garde le même calme. Pourtant Me B. le sermonne, reprenant ce que le public peut penser de lui après ses années de silence. À l'évocation de son potentiel manque de sincérité, de ses aveux sans doute intéressés, le jeune homme secoue la tête dans le vide. Il bredouille un peu et refuse le micro quand le président signale ne pas l'entendre. Il prend un grand souffle et pousse sa voix : « Être aux assises, c'est dire la vérité. » Il reprend la version qu'il a révélée en début de semaine. Oui, c'est vrai, il faisait le malin avec son arme devant ses amis. Quand il a provoqué la victime, qu'il a sorti son arme pour l'intimider, il ne s'attendait pas à la réaction du policier, étonné de voir ce pistolet. Mr M. a attrapé l'arme d'une main, solidement, pour la lui confisquer tout en cherchant sa matraque dans sa sacoche avec son autre main. Il avoue avoir paniqué devant la résistance de l'officier et avoir appuyé sur la gâchette. Sur son manque d'émotion, il ne répond que son incapacité à la partager, même avec ses proches, même avec lui-même seul dans le lit de sa cellule. « Ça reste coincé dans la gorge. » Les policiers le fusillent du regard, leur mouvement de tête signale qu'ils ne le croient pas un seul instant. Son avocat l'invite alors à parler aux jurés. « Je suis comme son père, j'aurais aimé qu'il soit là, en vie, pour entendre mes excuses, ainsi que ses filles. Je porterais ce meurtre, je penserais à Mr M., tout le reste de ma vie. » Sa voix s'éteint, une larme ruisselle sur sa joue. Un silence dubitatif plane.
Une dernière lecture est demandée par la partie civile, au sujet de cette tâche de sang relevée sur le capot de la voiture. Me A., visiblement lasse et encore contrariée, laisse échapper des commentaires sonores pendant la lecture du président qui n'oublie pas de la reprendre au passage. Elle s'excuse en avançant :
« C'est pour la manifestation de la vérité !
- Je vous prie de me laisser lire s'il vous plaît...
- Désolée ! »
Ces deux-là ont pris l'habitude de s'affronter. Peut-être me fais-je une trop haute opinion sur la qualité oratoire des avocats mais cette excuse envoyée comme un adolescent contraint de faire amende honorable me laisse pensive. Sa voix trahit son agacement à se plier malgré tout aux règles du procès. « On l'a déjà lue, pas grave, on a l'habitude ! » ponctue le début de la lecture contradictoire suivante demandée par l'avocate générale. Les remarques soulevées par la partie civile opposant les rapports lus provoquent des commentaires à peine voilés entre les deux avocats de la défense assis, le dos calé au fond de leur siège. Me L., avocat des parents de la victime, met fin à ces échanges tendus par une sentence sans appel : « Vous pouvez gesticuler comme vous voulez, je n'y suis pour rien. C'est la police scientifique qui le dit. » La défense fait silence mais leur regard exaspéré n'en dit pas moins. La partie civile profite de cette non-réponse pour demander une nouvelle lecture appuyant leur thèse. Le président rappelle solennellement la règle des lectures que les parties sont en train d'oublier. L'agacement contamine la salle. Cette petite goutte de sang trouvée sur la scène de meurtre, attribuée plus ou moins à la victime selon les rapports, exacerbe les tensions. Les avocats s'affranchissent de toute étiquette et se répondent maintenant à la volée. Il est plus de midi et demi, il est sans doute l'heure que chacun aille prendre l'air...
« Il n'y a pas lieu de mettre en relation cette trace de sang et le sang de la victime !
- C'est une coïncidence alors peut-être ? »
Le président fronce les sourcils et lève la main, tel un maître d'école qui calme une classe agitée : « Vous n'allez pas commencer à vous répondre, tout de même ? »
Je confirme, il est temps pour tout le monde d'aller prendre l'air et le soleil. Oui mais voilà, nous assistons là aux derniers échanges possibles, aux dernières questions, aux dernières demandes de lecture de preuve. Les derniers jalons doivent être placés, les dernières cartes abattues, après cela, tout le monde devra se taire pour écouter les plaidoiries. Il n'y aura plus de droit de réponse, pour personne. Ces dernières minutes sont donc celles de la bousculade avant la ligne d'arrivée.
Le président après s'être assuré que les parties n'ont plus aucune demande à formuler, énonce les questions de l'acte d'accusation auxquelles devront répondre les jurés: Mr A. est-il bien l'auteur du tir meurtrier ? A-t-il tiré en connaissance de cause de l'état de policier de la victime ? Mr B. a-t-il participé à l'organisation de la cachette de Mr B. en lui prêtant sa cave ? Mr Ab. a-t-il participé à l'organisation de la fuite de Mr A. ?
Ce ne sont peut-être pas les termes exacts, chaque mot compte dans ces questions. Voilà à peu-près ce que les avocats vont devoir défendre, à charge ou à décharge, à partir de cet après-midi. Ils n'auront aucune limite de temps, un boulevard leur est ouvert. Ils parleront tant qu'il leur semble utile, tant qu'ils auront des arguments à avancer, des lumières à projeter. Leur propre fatigue est la seule réelle limite, celle des jurés aussi. J'imagine qu'ils ne prendront pas non plus le risque de lasser l'auditoire et de le retourner ainsi contre eux-même. Six avocats plus l'avocate générale, cela donne six plaidoiries et un réquisitoire. Autant de discours prévus sur quatre demi-journées. Nous commencerons après le repas, selon l'ordre des prises de paroles habituelles, par la partie civile.
Un mini sandwich peu goûteux avalé rapidement sur mon banc, un mistral qui rend cette pause inconfortable, tout cela me décide à reprendre la direction du tribunal dont le portail est encore ouvert. Pourquoi ne pas tenter de rester dans la file d'attente entre les sangles après tout ? Je ne suis pas la seule à tenter le coup, nous sommes une poignée. L'un de nous explique que les gardiens ne ferment le palais qu'à la condition que toutes les salles d'audience soient vides à treize heures, pour une demi-heure de pause.
Cette fois personne ne nous déloge du hall. Ainsi, à treize heures trente, nous sommes déjà une petite dizaine prêts à dire merci aux gardiens de la salle. J'ai mathématiquement mes chances. Il n'y a pas vraiment d'excitation dans le hall, il s'agit de deux avocats du barreau local, plaidant pour le drame de leur client. Le public est acquis à leur cause. Tout le monde ici sait que c'est la plaidoirie du Me B. qui est fortement attendue.
Mes calculs étaient bons, je suis entrée dans la salle d’audience. On m'invite à m'asseoir coté policiers. Leur baisse d'effectif a laissé quelques sièges vides. Un avocat inconnu prend le premier tour de parole. Souvent assis en bout de bureau, sur une chaise un peu à part, il était resté discret depuis dix jours. « J'ai été missionné par l’État pour exprimer à la famille et à la police le soutien de notre pays lors de cette épreuve et de ce procès. » Il fait court car voilà sa mission exprimée en quelques phrases achevées.
Me G., l'avocate de l'épouse veuve et des enfants orphelins, ouvre le tournoi des plaidoiries. Elle s'indigne de la mascarade jouée par la défense, ce théâtre, ces mensonges, ces duperies, cette empathie feinte par l'accusé. La peine des collègues de travail, la souffrance de la famille, elles, sont réelles. Elle reprend des bribes de témoignages des proches et donne la mesure de cette absence terrible en décrivant cette maison que la victime avait aménagée de ses mains bricoleuses. Une pièce après l'autre, elle décrit ces objets qui rappellent chaque jour le père, le mari qui ne reviendra jamais. Des reniflements se font entendre. Portant aussi la voix des deux orphelines, elle raconte les mots enfantins de manque et d'incompréhension de l'une et la discrétion de l'autre. Une discrétion que l'enfant expliquera, en tête à tête avec l'avocate, comme une façon de protéger sa mère, de ne pas ajouter de la tristesse à sa tristesse. Pas encore dix ans, cette orpheline gère sa double peine d'avoir perdu son père et de voir sa mère anéantie. L'avocate évoque la fête des pères ritualisée par un passage au cimetière, les spectacles d'école sans père et les Noëls plus jamais légers. Ces vides que cette mort laisse achèvent le barrage de sanglots de ceux qui retenaient tant bien que mal leur émotion.
Après elle, Me L., avocat des parents, entame un discours plus philosophique et humaniste, moins émotionnel. Citant Badinter, il en appelle à la justice juste, pour tous les accusés, les connexes comme le principal. Il en appelle à la réparation de la faute mais aussi au devoir de permettre la réinsertion des accusés. Me L. donne la mesure du verdict à rendre : « L'emmurement à vie ne doit pas se baser sur l'impression que nous fait l'accusé mais sur les faits et la dissimulation des faits. » L'avocat explique le choix de cette unique photo de la victime diffusée par la famille. On l'y voit en tenue, parce que policier est plus qu'un métier, c'est une vie. Une vie privée souvent impactée par ce métier prenant et risqué. les policiers acquiescent silencieusement.La mère de la victime ne retient plus sa peine, sa fille la soutient. Sur cette photo recadrée autour du visage souriant du policier victime, deux détails rappellent qu'il était un homme, un père : une mèche de cheveux blonds et la main d'une de ses filles qui le tient par le cou. Mr A. a tué un flic, il a tué un mari, un père, un fils, un frère, un ami. « La douleur ne se partage pas ! » déclare l'avocat. « La pudeur de la famille exigeait qu'il n'y ait pas d'autres photos ». Il choisit de citer Malraux pour teinter d'héroïsme cette mort tragique touchant tant de personnes, proches et inconnues : « Le tombeau des héros est dans le cœur des vivants ». Au contraire de sa consœur, il ne doute pas des regrets de l'accusé, mais plutôt de leur objet : la mort de la victime ou sa propre vie gâchée ? En face, les avocats de la défense ne le quittent pas des yeux, ne lâchent pas leur attention. Ils analysent. Me L. entrave par avance la stratégie adverse, partageant sa vision de leur défense : la précipitation des faits comme seule excuse. Il ne pardonne pas ces aveux tardifs qui arrivent après le passage de nombreux témoins, ne lui laissant aucune chance de les questionner à la lumière de ses révélations. Il avertit les jurés quant à la plaidoirie de la défense : « Ce sera brillant, je n'en doute pas, mais je ne pourrais pas y répondre. » Il se doit d'ajouter que l'aveu n'est pas une circonstance atténuante. La seule vérité qui doit éclairer ce procès, c'est la réalité de ce meurtre et de la connaissance de l'état de policier de la victime. Non pas que la vie d'un policier vaille plus qu'une autre puisque toute vie est précieuse, mais mourir au motif qu'on est policier, c'est terriblement absurde et terriblement triste. Légalement, c'est une qualification pénale particulièrement aggravante. Il rappelle au passage les mots du collègue policier témoin de la scène, « la maîtrise de l'accusé », « la surprise de la victime ». Pendant que Me L. discourt calmement en marchant lentement en rond, les avocats de la défense se jettent dans leur ordinateur et la procureure consulte son agenda. « Faire le beau, comme il l'a dit, ce n'est pas avoir peur. Fuir en Espagne, c'est de la culpabilité ... » La tige de ses lunettes en bouche, l'avocat réfléchit silencieusement un moment. Personne ne peut le couper, ni le hâter, c'est la règle. Il affirme ne pas pouvoir laisser passer ce long déni ni ce silence, unique réponse aux questions de la moité du procès. Puis l'homme en robe noire se tourne face aux jurés : « Citoyens de ce département, de là où il se trouve, tout comme ses parents, la victime attend la justice ! »
Ces deux-là ont travaillé sur les deux tableaux principaux : discours émotionnel pour les émotifs, discours philosophique pour les réflexifs. Le président clôt la séance du jour et donne rendez-vous demain pour le réquisitoire de l'avocate générale. Il n'est pas tard, juste l'heure du goûter. La salle se vide paisiblement. Les policiers assis devant moi révèlent leurs yeux rougeoyants en prenant leur veste sur le dossier du siège. Dans le public, les voisins murmurent leurs commentaires sur ces plaidoiries, très sensibles et transportés par celle de l'avocate. Certains ont trouvé son confrère « mou ». Moi, ici, et même avant, je le trouve fin, posé, intelligent, cultivé et pertinent. Efficace. Il n'a pas besoin d'en faire des tonnes pour poser les bons mots au bon moment. Pourtant à la sortie de la salle, il s'avance toujours discret, il n'attire pas la lumière à lui et répond simplement aux journalistes.
Il ne reste désormais que deux jours, et demain sera électrique. Le nom de Me B. résonne dans toutes les discussions. Quelle nuit va-t-il passer ? Va-t-il reprendre indéfiniment son discours ? Va-t-il s'occuper à autre chose pour garder les idées fraîches ? Ou peut-être connaît-il déjà sa plaidoirie par cœur, du moins sa structure et traitera-t-il d'autres dossiers qui l'attendent à son cabinet. J'aimerais être une souris pour observer un avocat une veille de grande plaidoirie...