Celui qui n’arrive jamais / ceux qui agrandissent les horizons
Les voitures en file indienne s’engouffrent dans le parking, les conducteurs et passagers s’engouffrent en masse dans la navette, touristes et festivaliers s’engouffrent dans les remparts, puis se dispersent dans les petites ruelles médiévales. La ville est inondée de la foule matinale inquiète d’arriver en retard à la séance programmée. La canicule est annoncée pour cet après-midi. Pour le moment, les promeneurs préfèrent l’ombre, mais le soleil reste cordial.
Un jeune homme portant barbichette, chemisette médiévale noire et coque à instrument attend le début de l’émission. À côté de lui, une jeune femme contorsionne son dos qui semble être douloureux. Elle vient s’asseoir sur « mon banc », et m’offre son tract en présentant l’originalité de leur spectacle : ils jouent dans un bus aménagé. Son compère y joue un concert de musique baroque accompagné d’un dessin animé poétique créée pour l’occasion "Adventice, le Chant des Mauvaises Herbes". L’œuvre est muette, seules la musique et l’image racontent une histoire. Cet opérabus est un projet de médiation culturelle né dans les Hauts de France pour proposer des spectacles musicaux à la porte des écoles, des EHPAD et des villages reculés. Le bus et l’équipe de Harmonia Sacra ont traversé la France pour rejoindre le festival de Villeneuve-lès-Avignon qui se déroule en parallèle, de l’autre côté du pont d’Avignon, présentant des arts de rue, de scènes, de chapiteaux. Comment ces jeunes ont-ils réussi à aménager une scène, un plafond d’opéra et vingt-neuf places assises dans ce grand bus ? « Il faut venir voir le spectacle pour se rendre compte » me répond celle qui n’est ni comédienne, ni musicienne, mais chargée du développement de l'association.
Celui qui n’arrive jamais
Deux jeunes filles, une femme, un homme arrivent avec un immense kakémono sous le bras et se mettent de côté pour attendre leur tour. J’y vois écrit « Late Show », un titre d’émission américaine qui annonce la couleur : humour, actualité, société… L’homme est celui de l’affiche, en plus naturel, costard et maquillage en moins. Il prend le micro et la femme qui l’accompagne embrasse l’animatrice. Au milieu des bruits de bouteilles en verre jetées par le restaurant voisin, de la troupe de claquettes, des danseurs de swing et par-dessus la chorale de cigales très en forme, j’entends : « politique qui ne donne pas envie de rire », « actualité diverse », « tard le soir », « inattendu », « à l’américaine, les moyens en moins », « imitation », « spectacle réécrit chaque semaine », « mieux vaut en rire qu’en pleurer ». Puis de la voix de l’animatrice je distingue « ovation chaque soir ». Cet invité qui fait rire les spectateurs chaque soir ne fait pas le comique au micro, il raconte son spectacle avec sérieux. Son accompagnatrice termine l’émission, et partage son enthousiasme. Depuis trois semaines, elle propose des contrats aux talents qu’elle découvre. Ce festival est une culture de perles. C’est aussi ça le festival, un marché aux spectacles pour les programmateurs qui cherchent des pièces à faire vivre dans leur théâtre. Le jingle de fin résonne, les techniciens se détendent, l’animatrice papote avec la programmatrice.
L’invité ôte son casque. Quand je m’approche de lui, son regard est sérieux. À le croiser, grand athlétique, avec son sac à dos et sa casquette, on n’imaginerait pas qu’il soit comédien humoriste. Mais après tout, pourquoi ces spécialistes du rire devraient-ils être des clowns permanents ? Inversement, attend-on des comédiens dramaturges qu’ils ne rient jamais ? Effectivement, faire rire ou faire pleurer, ne tient pas uniquement à un trait de personnalité, mais à un exercice outillé.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez choisi d’être comédien ?
Pas vraiment, je regardais les humoristes à la télé et ça m’a donné envie d’essayer. Mais ça s’est fait sur le tard, et lentement. Une rencontre par-ci, une rencontre par-là, une minute de scène avec untel, une première partie d’un autre et peu à peu, j’en suis là…
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis arrivé ! Je suis comédien. »
Jamais, quand on se dit ça, on est mort. On est arrivé ? Il n’y a plus de chemin alors…
Et tout ça, grâce à qui ?
Chaque rencontre m’a fait avancer, mais je dirais que c’est surtout grâce à mon travail. Il n’y a pas de secret, on ne peut pas réussir sans travail, sans effort !
Il me semble avoir entendu dire qu’il est bien plus difficile de faire rire que de faire pleurer. Cet homme, son sérieux et sa concentration, m’ont fait sentir combien il s’agit d’un exercice qui ne se prend pas à la légère.
Ceux qui agrandissent les horizons
Quel lien trouver entre ces deux rencontres ? L’ouverture.
On peut tout à fait passer sa vie sans sortir de ses habitudes, de ses horizons connus, du système de pensée inculqué et prendre la vie comme elle vient, avec des joies et ses difficultés.
Les comédiens proposent d'agrandir votre univers sur de nouveaux paysages, de nouvelles visions, de nouvelles pensées dans un spectacle vivant. Si vous poussez leur porte, ils vous ouvrent des fenêtres.
Vous pouvez n'avoir ni l'occasion, ni l'envie et voilà qu'une troupe installe un bus, un chapiteau, une scène sur la place du village et vous invite pour un voyage vers de nouveaux horizons. Vous pouvez tout à fait rester chez vous écouter les actus, regarder les infos, siphonner votre moral et voilà qu’un comédien vous propose d’en rire, que ce soit plus fort que vous de rire de ce qui vous désespère, comme une façon de changer de vision, rester debout et résister au marasme. Les comédiens agrandissent nos horizons.